Texte

VERS UN DESIGN
DES INSTANCES

Olivier Peyricot

VERS UN DESIGN DES INSTANCES


Olivier Peyricot
le 20 Novembre 2017.

Introduction de la conférence :
Action publique / Public en action / Controverse,

les 20-21 novembre 2017 à la Cité du design

Il est un effroi, hors norme qui gouverne notre expérience. Robert Oppenheimer lorsqu'il cite d'après la Bhagavad Gita « Je suis devenu la mort, qui ébranle les mondes » nous précipite avec lui dans l'anthropocène résolument morbide. L'accroissement des actes humains en tant que forces géophysiques surgit en 1945 : le pas de la puissance destructrice du monde est franchi à Trinity, New Mexico, lorsque la bombe Gadget[1] explose. La preuve mondiale de cette toute nouvelle puissance sera faite très rapidement à Hiroshima et Nagasaki pour substituer une barbarie à une autre.
Encore aujourd'hui, comment cela est-il discuté par nous qui sommes absorbés dans cet état du monde ? Comment les humains et leurs environnements sont représentés dans ces choix et ces actes ? Comment cet objet nous absorbe tous, environnement compris ? Nous respirons les traces de ce plutonium. Les expériences de Bikini, du désert du Nevada ou du New Mexico, de Mururoa, de Sibérie / et les bombes d'Hiroshima et Nagasaki / et les catastrophes de Banneberry au Nevada, de Tchernobyl, de Fukujima sont conservées sous forme de traces, de résidus présents dans l'atmosphère et qui nous habitent tous. Ces résidus font partis de nos corps, ils sont en nous et nous intègrent au processus nucléaire. Au même titre que nos sociétés industrielles sont percluses de maladies liées aux perturbateurs endocriniens, aux polluants chimiques. Le nucléaire ne disparaitra jamais de nos vies : sur le devant de la scène lors des catastrophes ; ou invisible chaque fois que nous utilisons un train, une bouilloire, un écran ; ou stocké hors de vue et de connaissance, en déchet souterrain, sans finitude. Le nucléaire est stocké au coeur de la démocratie. A qui appartient cette décision ? Qui participe à ce choix ?

> Hyperobjets

Timothy Morton, dans son ouvrage Hyperobjets[2], propose un outil théorique pour décrire ces rapports d'échelle inclusifs qui bouleversent comportements et environnements. Il souligne que « les matériaux nucléaires sont appelés à rejoindre les humains dans l'espace social, au lieu de rester à l'extérieur. Ou mieux encore, les humains admettent que les matériaux nucléaires occupent déjà l'espace social. Cette idée est intrinsèquement effrayante. Mais la refuser, c'est seulement différer l'inévitable. Vouloir chasser cette pensée est équivalent à ces opérations de nettoyage qui se contentent d'envoyer la poussière, les déchets et l'équipement contaminés vers quelque contrée politiquement moins puissante. »
La dimension partagée du nucléaire ne se règle pas dans l'espace démocratique aujourd'hui : il est absent, comme une question lointaine que nous n'arrivons même pas à formuler lorsque la catastrophe survient. Objet technicien exclusif, la catastrophe est toujours l'occasion de confier encore plus la décision aux responsables-mêmes de la catastrophe, aux experts, aux « sachants ». Mettre le nucléaire sous curatelle n'est nulle part envisagé comme un sujet central dans la décision démocratique.
Qu'est-ce qu'un hyperobjet selon Timothy Morton ? « Un hyperobjet peut être le gisement pétrolier de Lago Agrio, en Equateur, ou les Everglades, en Floride. Un hyperobjet peut être la biosphère, ou le système solaire. Un hyperobjet peut être la somme totale de tous les matériaux nucléaires présents sur la terre, ou simplement le plutonium, ou l'uranium. Un hyperobjet peut être le produit extrêmement durable de la fabrication humaine directe, comme le polystyrène ou les sacs en plastique, ou bien la totalité de la machinerie vrombissante du capitalisme. Un hyperobjet est donc « hyper » par rapport à une autre entité, qu'il soit directement fabriqué par des humains ou pas. »
Les hyperobjets ont de nombreuses propriétés en commun.
- Ils sont visqueux, ce qui signifie qu'ils « collent » aux êtres auxquels ils sont associés ;
- Ils sont non-locaux ; autrement dit, toute « manifestation locale » d'un hyperobjet n'est pas directement l'hyperobjet ;
- Ils impliquent des temporalités profondément autres que celles à échelle humaine auxquelles nous sommes habitués ;
- Les hyperobjets occupent un espace de phase à dimension élevée, qui les rend par moments invisibles aux humains.
Cet outil de représentation des actions humaines prises dans des contingences où les acteurs deviennent multiples comme dans des modes d'existences singuliers propres à l'humain et au non-humain, relance une configuration animiste du rapport au monde dont la culture matérielle pourrait être l'articulation dans le contemporain. D'où le rôle essentiel du design comme méthode de « désincarcération du réel »,[3] avec en filigrane l'intention de s'en servir comme lunette filtrante du monde matériel. Genèse récente du monde industriel, le design est une pratique-outil qui a pour vocation de décrire ET produire le monde artificiel, comme une sous-science appliquée, adaptée au plus grand nombre d'individus. C'est une pratique-outil qui est plus inclusive, plus commune, car elle n'inscrit pas de vérité, mais des conditions multiples qui rendent lisible le contemporain par ses contemporains. Par exemple, le design permet aujourd'hui d'inclure le non-humain dans nos décisions, comme à d'autre moment il a inclus un contexte, une ressource, un besoin, etc. Le design, vu comme pratique-outil sert avant tout à penser et tester le projet social dans un processus d'effacement et/ou de réversibilité.

> Condition planétaire et politique du vivant

A Dakar, en novembre 2017 se sont tenus Les Ateliers de la Pensée dont le thème était Conditions planétaires et politique du Vivant : nous installons ce texte sous l'influence de ces débats. Conditions planétaires. Politique du Vivant. Hyperobjets. L'échelle des questionnements est celle-ci.
La recherche par le design n'entend pas résoudre, ne serait-ce même produire des antidotes. Elles s'inclus dans ces rapports d'échelle en tant que processus : design = projeter. Cette force de projection en avant du social, outil de fluidité des rapports à la technique, outil de fluctuation des actes, outil du flux des données, est assumé par ce qu'on dénomme design.
« Des questions urgentes se posent à l'échelle du continent et de la planète. L'objectif était d'ouvrir un espace de réflexion, d'imagination, pour reprendre l'initiative d'un point de vue théorique et philosophique, d'y aller ensemble, en faisant corps, en intégrant l'apport des arts, des pensées non discursives », résume l'écrivain, économiste et musicien sénégalais Felwine Sarr, initiateur, au côté de Achille Mbembé, de ces rencontres.

> Déliaison

Ce décalage du regard du design le long d'une échelle de corde qui englobe les tensions à l'oeuvre dans la société mondiale est l'occasion de faire usage du projet comme lame de discernement des liens. Selon Achille Mbembe « Au fond, les riches, ceux qui détiennent aujourd'hui l'essentiel des richesses de la terre, ne veulent plus vivre avec les pauvres. Ils veulent se libérer du fardeau de la solidarité. D'où la question la plus urgente à laquelle l'humanité doit faire face : celle de la déliaison. Comment peut-on réinventer le commun lorsque tout pousse à la déliaison, à la délimitation de frontières, à l'érection de clôtures ? » Un certain design participe de cette mise à distance, de cette dissociation symbolique (au départ) et de plus en plus pratique (aujourd'hui), prototypant un réel clairement dissocié, délié.
Comment faire alors pour orienter le design vers un faire commun ? Achille Mbembe propose une acculturation commune basée sur l'archive. Toutefois, « Le problème avec les archives du Tout-monde, qui inclut les humains et les non-humains, c'est-à-dire l'ensemble du vivant, c'est qu'elles n'existent pas, a priori : il faut les rassembler et les constituer. Cela implique une double tâche d'assemblage et de déchiffrage sans laquelle ces archives ne peuvent exister. Il faut les convoquer à l'existence, ce qui en soi est une tâche politique essentielle. » En cela, la recherche design se débat, constitue des phrases qui sont des prototypes aussi, des textes qui sont des expérimentations, des hypothèses avant même de poser un point d'interrogation. Nous avons assisté depuis la biennale Working promesse à des réactions très critiques sur la non-légitimité du design à questionner des mutations de société comme celle du travail. Les mêmes réactions vont émerger ici / identiques à celle qui à propos du climat et des échelles de la décision collaborative doutent de la légitimité des métiers de création à se projeter sur ces enjeux : stay at home, baby, I'm gonna work in this rough world !

> Tentatives de ré-échelonnage historique de l'action du design

Historiques et structurants pour la pratique du design, les grandes aventures intellectuelles du design se sont émancipées du cantonnement aux enjeux seulement domestiques de cette discipline. Alors que cernée, en tant que discipline en phase de reconnaissance, par quelques manuels d'histoire donnés en guise de guides du métier, même les meilleurs élèves de la classe de design comme le couple Ray & Charles Eames se sont échappés dans des échelles hors normes[4]. Même génération, et même responsabilité de transformation de l'industrie de guerre américaine en une industrie de consommation, Buckminster Fuller produisit des outils de liaison entre les modes de représentation et le design de la société. Ainsi le Manuel d'instruction pour le vaisseau spatial Terre[5], de 1969, mais aussi son World Game (par opposition au War Game) développé pour agir sur la gestion des ressources énergétiques à échelle mondiale. « Désormais, écrit son ami et exégète Gene Youngblood, il existe une alternative scientifique et concrète à la politique. Pour la première fois dans l'histoire, la société peut totalement orienter sa destinée hors du champ de l'activité politique telle que nous la connaissons ». Dans ces jeux de résolution de problème (plutôt techniques) de grande ampleur, la démarche solutioniste[6] de Fuller repose sur une approche totalement anthropocentrée, un « yes we can » typique des années 1950, dont la commande faite au design est de clairement illustrer la reconversion de l'économie post-war[7]. Et dont il dit : « La fonction de ce que j'appelle la science du design est de résoudre les problèmes en introduisant dans l'environnement de nouveaux artefacts dont la disponibilité induira leur emploi spontané par les humains et qui, par coïncidence, amènera les humains à abandonner leurs comportements et dispositifs antérieurs. »
1) Miljö för en ny planet, Nationalmuseum, Stockholm, 1969.
Même période, et dissensus profond : Ettore Sottsass expose en 1969 son environnement pour une nouvelle planète. Il s'agit là d'accepter l'inscription de la production de formes -activité propre au design- comme une médiation possible, via la technique -céramique, assemblages, compositions, empilements, couleurs, discours, etc.- vers une cosmogonie acceptée et structurante pour l'individu. Cette exposition clé dans le parcours du designer est constituée en archive complète au Centre Pompidou dont la conservatrice Valérie Guillaume décrit une exposition -tout comme son catalogue- offrant de multiples cadres d'intelligibilité du design « lesquels en représentent notamment les espaces, les savoirs, les pratiques et les phénomènes. Dans le contexte discursif de la contre-culture-s'opposant par exemple au « conditionnement des masses »-, l'exposition réfléchit aux fondements épistémologiques sous-jacents à la création de design associant l'effort pour se représenter en tant que centre pensant et agissant, à une conscience de soi extrême, siège des énergies et des désirs. Monumental memento mori et dans le même temps faire-valoir de la flamboyante machine à écrire rouge Valentine, vecteur d'écrits passionnés au contraire de l'effet du supercalculateur HAL dans le film 2001, Odyssée de l'espace, l'exposition transcende un découpage imaginaire entre un Occident rationaliste, technicien, matérialiste et une Inde intuitive, artisanale, spiritualiste. [8]»
2) Cedric Price - Pop-up parliament 1970 - Westminster
A la fin des années 1960 et au début des années 1970, l'agit-prop des universités européennes et américaines bouleverse les recherches et expérimentations proposées par les architectes les plus radicaux. En Angleterre, Cédric Price se consacre à la production d'hypothèses critiques exposées au débat dans la revue Architectural Design. Parmi les multiples projets proposés, mettant en corrélation politique publique, technologies numériques émergeantes et programmations urbaines expérimentales, Price propose un parlement pour l'Angleterre, qu'il questionne radicalement : « If we want an efficient parliament, let's give a whole efficient building to work in... ».
Cette architecture du projet politique, Cedric Price la défend à nouveau dans le numéro d'octobre 1970 d'Architectural Design (A.D.) en publiant sous forme de fiche projet son projet de Pop-up Parliament[9]. Malgré la proposition transgressive de destruction du Big Ben et d'une partie du bâtiment de Westminster, Price, en installant une agora et un bâtiment léger, sur barge flottante, dédiés à un fonctionnement démocratique renouvelé, produit un design critique dont l'attention au contenu est équivalente au dessin de l'enveloppe. Son Pop-Up Parliament, mobile si besoin, détruit l'establishment, et fonde un dispositif flexible, non pas du côté de l'usager, mais du côté de l'institution : ce serait, donc à elle de céder, confirmant ainsi son intuition du free space comme solution politique de l'architecture modulaire.
3) New meeting room for European leaders, 2017
L'agence XML et le designer Jurgen Bey, commissionnés par la Communauté Européenne pour l'aménagement de 4 espaces intérieurs du bâtiment central de Bruxelles, affichent un travail surprenant sur la désincarnation apparente de l'espace institutionnel.
L'un des dispositifs propose d'interagir avec la prise de décision stratégiques des acteurs de l'UE à travers un ensemble de fontaines à eau, dont l'eau provient de chaque région de l'UE dont est issu le représentant. Quelle eau les pays choisiraient-ils ? Leur eau, celle de leurs alliés, de leurs antagonistes ? Ce choix symbolique, suggèrent les architectes, contribue à un dialogue sur les différences entre les pays et l'identité partagée. Pourquoi préféreriez-vous l'eau de votre propre pays ? Que faites-vous si la bouteille d'eau de votre pays est vide ? (Imaginez comment cela pourrait se jouer aux Etats-Unis à la lumière des nouvelles concernant l'empoisonnement de l'eau de Flint, Michigan !) Il en ressort que la stratégie distenciée des designers face aux enjeux territoriaux qui là s'exprimeraient hors sols, sur des formes de négociation uniquement symboliques nous questionne. La façon de botter en touche avec l'injonction à valoriser la stratégie symbolique comme concept majeur de ce genre de design ne renvoie-t-il pas au fond aux ors de la République et au rôle très symbolique aussi de l'ornement ? En scénarisant les attitudes, les concepteurs de ces espaces tentent d'instituer des comportements et des prises de conscience comme coeur du dispositif de la démocratie réelle. Une démocratie pilotée aux affects, en sommes-nous sûr ?
4) Fight Club, Didier Faustino, 2006
Prendre parole dans l'espace public demande de mettre son corps en danger : l'exposer, le confronter, c'est la thèse de Didier Faustino. Les prêcheurs, les harangueurs, les manifestants sont autant de tentatives de prendre l'espace public pour ce qu'il est : un espace de publicité de soi-même en tant qu'être pensant et agissant. La confrontation devient le moment qui cristallise cette action : opposition fertile et/ou dramatique, la tension engagée par cette prise de parole réorganise la forme de l'espace public, de l'agora au parc, de la place institutionnalisée au squat sauvage, Faustino propose pour sa part la micro-architecture Fight Club qu'il déploie à Seoul en 2006. Ce ring & gradins -composé en un seul élément mobile- est installé pour la confrontation publique des arguments par quelques combattants : démocratie régulée et sanglante, corps en contact pour instituer le débat des idées dans une enceinte restreinte. Une démocratie aux biceps ? En tout cas cette pièce pointe le contrôle et la gouvernance violente des débats comme réalité objective.
5) L.A.S.T. Large Anthropological Simulacre Trial, 2014
Le collectif Adèle Cersaque met en place un processus de débat en simulacre. Objectif : confronter vision politique et situations simulées, pour une meilleure prise de relais par les citoyens même. A la fois oeuvre pédagogique, manifeste des processus à l'oeuvre dans la décision politique, théâtralisation outrancière des rituelles du débat, cette pièce permet d'appréhender par le design et par l'expérimentation une forme d'expérience politique postmoderne, dans toutes ses complexités. Le citoyen se retrouve acteur malgré lui de la décision : l'impuissance des acteurs invités à participer renvoie paradoxalement à leur capacité à prendre en main le débat pour échapper à une situation déjà convenue d'avance.

> L'expérience Tiers Lieux - Biennale Internationale Design Saint-Etienne 2017.

En enquêtant en 2016-2017 sur les Tiers-lieux, nous avons été surpris par leur façon de projeter le design ailleurs, par obligation. Comme décrit dans l'ouvrage Objectiver à propos de l'usage des imprimantes 3D, le design se trouve à combiner des usages et des pratiques disruptives, décloisonnant et décolonisant les imaginaires à propos de la technique. L'esthétique qui s'en dégage alors permet de s'émanciper aussi des canons de la production industrielle, commettant le savoir, le geste et le composite comme mode d'émancipation des individus.
Autre découverte au sein des Tiers-lieux, le désir profond des individus de résoudre l'énigme du monde. Imaginez des petits hommes s'emparant du très grand. Ils s'emparent indifféremment de la technologie des blockchains comme sujet de pensée et d'action, de questions climatiques, de rapport politique à la technologie, d'émancipation sociale, etc. D'où vient cette tentation ? Entre vulgarisation scientifique, technique et partage, on découvre une culture de l'enthousiasme et de la responsabilité d'échelle. Les acteurs des Tiers-Lieux sont à prendre en considération comme des acteurs de production de la pensée stratégique, de production des formes organisées de la responsabilité et du débat sur les enjeux sociaux et politiques.
En poussant une réflexion sur l'organisation, la représentativité, ce qui fonde la relation, la confiance, les Tiers-Lieux proposent des alternatives à l'organisation institutionnelle, entre autres dans les domaines de la décision collaborative et de la pensée technicienne partagée. Les grands principes qui structurent l'agrégation des individus autour des Tiers-Lieux sont les suivants :
- Configuration : Les individus s'organisent-ils librement ? Les rapports entre pairs sont-ils guidés par la réciprocité ?
- Patrimoine : L'organisation se donne-t-elle les moyens de pérenniser la connaissance produite au travers de ses activités ? Est-elle régie par des licences juridiques qui favorisent l'appropriation/la réciprocité ?
- Appropriation : Les membres de l'organisation ont-ils des règles pour contrôler/valider ce qui est conçu/fabriqué ?
- Émancipation : Les membres de l'organisation se donnent-ils les moyens de se prendre en charge (ensemble) ?
- Résilience : Les membres de l'organisation sont-ils capables de se reconfigurer si les conditions changent ?
A cela nous ajoutons de nos observations que les Tiers-Lieux sont des lieux bien physiques dont l'existence aussi bien morphologique qu'animée produit des interactions bouleversantes : l'entrée de ce non-humain qu'est le Lieu parmi les acteurs humains du tiers-lieu agite la communauté de soubresauts, la déroute et la guide ailleurs. Dans ce contexte la posture des designers se renforce par une attitude surprenante : un effacement progressif, assumé, comme pour faire place aux constructions communes développées dans les Tiers-Lieux. [10]Un rôle d'agenceur discret, de producteur de pièces intermédiaires, de rotules, d'outils de liaison... Un travail discret, organiquement déployé, dans les interstices utiles. De la disparition volontaire du design comme une tactique de disparition, probablement inspirée de la théorie des TAZ (Temporary Autonomous Zone).

> Tiers lieux... d'exception

Le Tiers-Lieu s'improvise dans des configurations singulières de rencontres entre individus aux savoirs étrangers mais aux cultures communes. Ces zones temporaires qui apparaissent hors cadre institutionnel ou hors agenda sont aussi hybrides que les enjeux déployés en leur sein sont variables. La TAZ se veut éphémère pour ne pas s'institutionnaliser, et elle contraint le temps pour imposer une controverse. Elle joue le rôle d'activateur et de générateur des forums hybrides avant même leur existence. Elle se déploie avec ou sans conscience.
1) Exercice de négociation informel : COP15-2009
Nous insisterons sur ces images prises lors de la COP15 de Copenhague en 2009, où l'on voit un meeting informel des principaux dirigeants des pays riches dont l'assemblée a cela de semblable à toutes les assemblées amicales de quartier, évoquant un mix entre une réunion de copropriétaires bienveillants (avant le vote contre le syndic !) et un debrief de match de foot. Le mobilier danois permet des postures assez dynamiques que seul le président français ne trouve pas à son goût semble-t-il (à moins qu'un problème statutaire soit le fait de cette mauvaise mine). Quoiqu'il en soit, ce collectif impossible nous renvoie à la nature réelle de l'assemblée et au nombre qui décide. Car cet informel-là, est une forme intéressante d'assemblée inclusive (on voit une simple secrétaire d'état [11]à côté d'Obama) mais qui se fait au nom d'une délégation radicale (à combien de personnes suis-je relié dans ce salon ? A quelle distance de relation suis-je d'Obama ?) et bien-sûr malheureusement sans les autres, c'est à dire la multitude.
2) Le théâtre des négociations en 2015[12]
Mis en oeuvre dans le cadre de « Make It Work », un ensemble d'initiatives lancées sous la direction de Bruno Latour par Sciences Po en relation avec la préparation de la COP21, ce projet se situe aux confins de l'action politique et de la création artistique. « Il ne s'agissait pas ici de faire semblant, encore moins de se moquer. Il s'agit bien de jouer, mais de jouer pour comprendre, de jouer pour agir, de jouer pour transformer ». Tel fut le propos liminaire de Make It Work.
Les simulations sont un format classique dans les universités américaines (re-enacment). Mais elles sont d'habitude utilisées pour rejouer des situations qui ont déjà eu le lieu. Ce qui est présenté comme innovant par Bruno Latour, c'est de vouloir créer une nouvelle forme de négociation en cherchant à s'éloigner du cadre qui existe aujourd'hui : « les règles des COP telles qu'elles fonctionnent aujourd'hui font partie du problème et pas de la solution. Donc tout ce qui permet de les faire évoluer, sans faire n'importe quoi mais en envisageant un déplacement, était permis grâce au théâtre... nous avons eu cette liberté-là. »
« Le projet s'inscrit aussi dans l'idée que le théâtre est un lieu de démocratie. » L'assemblée des citoyens, la dramaturgie de l'agora... « L'antiquité pose un cadre de référence qui a un vrai sens. Si on veut interroger, on peut faire une expo photos ou composer une symphonie... mais on s'éloigne de la notion de débat et de politique. Les COP sont une forme de théâtre, il y a de la dramaturgie - particulière et extrêmement codée, mais une forme de dramaturgie ». Dans le cadre de notre réflexion, il sera important de compiler les résultats et voir le bilan de cette expérimentation.
Au-delà de ce projet, le travail de recherche de Bruno Latour est engagé sur la question du terrestre, c'est à dire sur la politisation de ce nouvel attracteur pour comprendre notre relation au monde. Il souligne les multiples approches à l'oeuvre qui définissent ce rapport, y compris les communs, et rappelle que le tout nouveau régime climatique n'a pas d'institution : difficile dès lors de produire une théorie sur ce qui est en cour[13]. Mais par contre, il est nécessaire d'enquêter sur les modes d'existence de tous ce qui constitue l'ère contemporaine, à chacun de dire son environnement, d'énoncer ce qui gêne, ce qui facilite, en rappelant la puissance des cahiers de doléance[14], qui ont fondé nos institutions, bien plus que la prise de la Bastille. La recherche des formes politiques de représentation des individus fait partie des stratégies absolument nécessaire à l'instauration d'un commun pour penser notre relation au terrestre.
3) Occupy Wall Street en 2011
Depuis les années 1980 et la répétition du « there-is-no-alternative » de Thatcher comme le mojo de la pensée politique néo-libérale, les collectifs ont eu beaucoup de mal à se reconstituer en tant qu'alternatives puissantes. Le raz-de-marée du marché roi décliné à toutes les composantes de la société a détruit une grande partie des liens sociaux, tissés des générations durant. Le local confronté au global a donné lieu tantôt à de la nostalgie ornementale (les centres villes touristiques par exemple), tantôt à des organisations d'individus tournant le dos à tout compromis (luttes radicales et terrorisme par exemple). Les tensions maximums liées à la crise de 2008 ont provoqué un regain d'intérêt pour des causes communes, dont les animateurs se sont mis en capacité de se confronter aux pouvoirs économiques. Des places tunisiennes à Zuccotti Park (NY) en passant par d'autres occupation de ZAD (Zones à défendre), l'espace de contestation s'incarne physiquement en occupant des espaces ouverts où le collectif tente de s'ouvrir à tous pour faire contre-pouvoir.
Occuper les places de la TAZ à la ZAD, consiste à produire des espaces tampons de réflexions, variantes ré-appropriées car perdues depuis la sortie des années 1980. Ces événements réactivent la notion des communs, mettant bien souvent à l'épreuve la notion de TAZ comme la Temporary Autonomous Zone en tant que festival. Le festif de l'assemblée, qui passe par la production d'espaces dont les composantes remarquables sont des assemblées, des permanences, de la logistique pour un minimum vital (manger, dormir, communiquer, défendre la zone). De même qu'on a pu le redécouvrir en France, la démocratie en oeuvre à Nuit Debout passait par une approche festive du débat : système de vote à main levée, prise de parole auto-contrôlée, régulation, diffusion en live, débat informels, éditions journalières[15]...
Hakim Bey souligne cette incursion des pratiques anarchiques d'autonomie dans le quotidien des luttes : « Contre la politique, un geste négatif de masse consiste tout simplement à ne pas voter. « L'apathie» (c'est-à-dire le sain ennui du Spectacle éculé), éloigne la moitié de la nation des urnes; l'anarchie n'a jamais obtenu autant! (Pas plus qu'elle n'avait à voir avec l'échec du dernier Recensement). Là encore, il y a des parallèles positives : le «réseautage» comme alternative à la politique est pratiqué à bien des niveaux de la société, et l'organisation non hiérarchique a atteint une grande popularité, même en dehors du mouvement anarchiste, simplement parce que ça marche. (ACT UP et Earth First ! en sont deux exemples. Les Alcooliques Anonymes en est un autre, aussi bizarre que cela puisse paraître.) » Cette forme particulière de l'engagement, n'est pas sans rappeler le savoir libertaire qui constitue une grande partie de l'approche scientifique[16]. Et comme Mbembé le rappelle plus haut : il faut constituer les archives de ces savoirs.

> Etat start-up[17]

Tandis que « face à l'impasse dans laquelle se trouve l'économie politique du capitalisme, nous sommes à un carrefour historique où des options largement considérées comme utopiques pourront devenir techniquement réalisables dans le cadre d'un nouveau type d'économie politique »[18], constat partagé par la majorité des acteurs de la critique sociale et politique, énoncé par le monde de la recherche ou de la société dite civile. Alors que des anthropologues s'interrogent sur ce qui fonde l'existence de sociétés sans Etat ou contre l'Etat[19], c'est à dire ce qui relie l'existence ou pas de l'Etat à l'usage de la terre, et en particulier, la gestion des ressources alimentaires[20], nous découvrons que le Seasteading Institute signe un accord avec la Polynésie pour une ville flottante, dont la particularité est d'être une start-up d'état, dont l'idée maitresse est de produire un état sans politiciens.[21] Libertarien, riches et sûrs, Peter Thiel, fondateur de la plate-forme de paiement en ligne PayPal et l'activiste Patri Friedman, petit-fils de l'économiste libéral Milton Friedman proposent cette ville de villégiature flottante pour héberger les rentiers de la silicone valley. L'association a posé en janvier un premier jalon pour la construction d'une ville artificielle maritime, ancrée au large des côtes polynésiennes. Un protocole d'entente a été signé le 13 janvier entre la Polynésie française, représenté par son président Edouard Fritch (successeur de Gaston Flosse) et le directeur exécutif de l'association Randolph Hencken, à San Francisco. Le projet consiste à développer à l'horizon 2020 un ensemble d'habitations flottantes censées être écologiquement autonomes. Cette mise à l'écart des riches nous renvoie à cette notion de déliaison développée par Achille Mbembé. Tous nous perdons nos territoires, que nous soyons migrants victimes des guerres et du changement climatique, ou populations aisées qui perdent leurs modes de vie usuels si elles doivent faire face au changement climatique, ou les ultra-riches qui ne souhaitent plus vivre avec les autres, et s'inventent des territoires hors-sols simulés.
En tentant d'échapper à la décision collective, en tentant de rendre la décision hyper-individuelle, ce qui nous renvoie au travail d'individualisation du psychisme par l'auto-entreprenariat de soi-même[22], ce type de projet apparaît comme l'une des solutions spontanées au problème : s'extraire et se délier. Comme si le design seamless[23] de la technologie avait contaminé toutes les représentations du monde pour les quelques-uns non saisis par les aspérités du monde. Dans un environnement de global design tout semble « solutionnable » : culture vivrières, technologies ad-hoc, écosystèmes complétement maitrisés, personnels d'entretien très qualifiés, invisibilisation du travail, etc...

> Déficit démocratique des Grandes métropoles

Les habitants du Grand Paris vivent une déterritorialisation de leur espace politique. Si vous cherchez une image de l'assemblée du Grand Paris sur votre moteur de recherche, une seule occurrence apparaît aujourd'hui, alors que le Grand Paris existe en tant qu'institution depuis 2014. Institution démocratique nous dit-on. Qui se souvient avoir voté pour des représentant de cette maxi-métropole ? Qui se souvient avoir délégué sa représentativité auprès de cette nouvelle institution ? Cette invisibilité voulue traduit cette présence nulle auprès des électeurs. Et pourtant, le Grand Paris représente une population‎ de 7 millions d'habitants en 2014 pour une superficie‎ de ‎814 km2, soit 131 communes‎ rassemblées. Plus grand bassin de vie français. Plus forte densité d'habitant en Europe. Mais où sont passées les assemblées du Grand Paris ?
1) Des métropoles qui s'organisent en Grands Bassins de vie, sans représentation
Cette documentation sommaire nous permet de pointer l'hypothèse d'un déficit de représentation citoyenne. Nous envisageons de documenter l'exemple du Grand Paris dans une étape à venir de notre réflexion sur le design des instances, ce que ce déficit visible sous-tend en termes de représentativité réelle ou supposée.
Toutefois, en préambule de cette étape de la recherche à venir, nous rappelons quelques éléments factuels d'importance concernant cette métropole. Tout d'abord, la mission de préfiguration est présidée par le préfet d'Île-de-France et par le président du syndicat mixte d'études Paris Métropole, et est constituée des maires de l'ensemble des communes concernées, des présidents des conseils généraux des départements d'Île-de-France et du président de la région d'Île-de-France et d'un conseiller régional, des présidents des intercommunalités, du président et du coprésident du syndicat mixte d'études Paris Métropole, de deux députés et de deux sénateurs, ainsi que d'un collège des partenaires socio-économiques réunissant les personnes morales de droit public et privé intéressées à la réalisation du diagnostic général, social, économique et environnemental du territoire métropolitain que doit réaliser la métropole dans le cadre de son projet métropolitain. A priori, pas de représentation directe de tiers comme par exemple des associations, des représentants de la société civile, des minorités, etc...
La métropole du Grand Paris est administrée par un conseil de la métropole, composé de 209 représentants élus par les conseils municipaux de chaque commune, membres de la métropole. Pas de vote direct, pas de représentation directe des citoyens pour le plus grand bassin de vie national. Un ratio de 2,98 représentants pour 100 000 citoyens. Les maires sont membres de droit du conseil métropolitain, quand bien même est également prévue une "assemblée des maires". Peu importe, il faut pour chacun d'entre eux en être. Ce sont donc 131 maires sur 209 (63%) qui siègent dans cette nouvelle assemblée. Victime collatérale de ce montage : la parité. Sur les 209 conseillers métropolitains, 59 seulement sont des femmes (28,2%) ! Et sur 28 membres du bureau (instance de direction) de la Métropole du Grand Paris, on trouve quatre femmes et 24 hommes (14% de femmes).
Le cumul des mandats, si tant est qu'il en ait eu besoin, trouve avec la Mission du Grand Paris un regain de vitalité ! Rétrograde et anti-démocratique, elle marque le retour aux pratiques de confiscation de la vie publique par l'institutionnalisation et la quasi automaticité du cumul multi-mandats.
Statistiquement, les représentations sont faibles et pas égalitaires. La représentation par habitant des territoires varie du simple au double : les habitants les moins représentés de la métropole sont dans le territoire (boucle Nord de Seine = un bout du Val d'Oise et des Hauts de Seine) et le territoire de Paris Ouest La Défense, à l'ouest de la métropole, avec respectivement 2,3 et 2,46 conseillers métropolitains pour 100 000 habitants (population totale INSEE 2012), tandis que les habitants du territoire Grand paris Sud-Est Avenir (Val de Marne), à l'est de la métropole, ont 5,56 conseillers métropolitains pour 100 000 habitants (population totale INSEE 2012), soit plus du double. Les habitants de Paris sont légèrement sous-représentés, avec 2,74 conseillers pour 100 000 habitants (population totale INSEE 2012).
Une réforme territoriale n'est jamais neutre. Elle répond toujours à un projet politique dédié. Nous suspectons que la mise en adéquation des territoires avec les logiques de compétitivité et de mise en concurrence se fait en éloignant le peuple de la prise de décision. Comment des instances de représentation de ce niveau-là peuvent convenir à une prise de conscience et un engagement citoyen de plus en plus développé ? N'irions-nous pas avec cette carence vers une défiance encore plus accentuée de la représentativité ? Les scores de l'abstention serait-il synonyme d'un trop grand nombre ou au contraire d'un déficit d'occasion de voter ?
2) Des régimes politiques illustrés par la forme de leurs assemblées
Le travail du collectif XML lorsqu'il fut présenté à la Biennale d'architecture de Venise 2014 sous la direction scientifique de Rem Koolhaas, affichait comparativement les formes des assemblées de l'ensemble des pays du globe. Ce comparatif visuel permettait selon ses concepteurs de remarquer que l'expression spatiale de la représentativité se partageait en trois grandes typologie : l'hémicycle dont celui de la république française est typique, le U du modèle anglais, et la « salle de classe » du modèle chinois. Mais difficile d'en tirer une logique parlementaire qui permettrait de définir par l'espace le modèle démocratique en vigueur. Seul le modèle salle de classe semble n'être prisé que par des dictatures.
Ce travail d'épuisement de toutes les formes d'assemblées parlementaires mondiales permet la mise en place d'un outil didactique de cartographie, auquel notre projet pourra se référer. Reste qu'il faut analyser cette formidable recension.
3) Voter c'est décider
Le concept du vote en privé est une invention de la politique américaine récente. La première fois qu'un scrutin secret (avec une cabine de vote ceinte d'un rideau) a été largement déployé fut lors de l'élection présidentielle de 1896 - également la première élection pour laquelle pas un votant n'a été assassiné le jour du scrutin, selon l'historienne Jill Lepore. Les deux événements ne sont évidemment pas une coïncidence : depuis les premiers jours de la république américaine, le vote était presque entièrement un acte collectiviste. Les citoyens allaient « voter avec leurs pieds », debout encadré d'un côté et de l'autre par une foule, à la manière d'un caucus[24], une configuration que les patrons de partisans manipulateurs préféraient nettement. Le vote était donc contrôlé/contrôlable.
Les outils de votations utilisés pour les élections américaines sont régulièrement pointés du doigt pour des erreurs possibles de manipulation au moment du vote. Ce doute constitue un problème de crédibilité qui nuit à une acceptation sereine des résultats par certains groupes d'électeurs.
Parmi les occurrences signalées, l'élection qui opposa Georges Bush et Al Gore en 2000 fut l'occasion de pointer un problème de design assez fondamental quant à la lisibilité des zones de poinçonnage sur les planches à perforer. Certaines questions (car il s'agit d'un questionnaire) étaient mal alignées avec leur case à cocher, voir un problème de design visuel tendait à faire confondre les cases entre deux pages.
A la suite de ces problèmes des perforations, de nouveaux outils apparurent, -suivant semble-t-il plutôt la mode technologique que cherchant à résoudre les problèmes de lisibilité de la carte perforée- comme des écrans tactiles. Certains modèles s'avéraient imprécis, comportant des bugs de fonctionnement qui activaient de mauvaises zones de validation du choix.
Le design du modèle développé pour l'élection Trump vs. Clinton de 2017 pointait lui aussi de nombreuses fragilités que Ben Wofford redacteur à Politico Magazine a décrit dans un article très complet intitulé « comment emporter la victoire au siège suprême en quelques minutes de hacking ».
Suite à cette fragilité des systèmes de protection du vote numérique, un groupe de chercheurs informatiques de Princeton a travaillé sur les façons de sécuriser le vote avec des algorithmes. Ils sont engagé maintenant dans une sorte de course contre les « sociétés de vote » start-up qui offrent leur service de logiciels dédiés et systèmes de traitement des data du vote, mais aussi contre « les sociétés de vote par Internet ». Ils cherchent dès lors à inventer l'avenir du vote cryptographique. Et les idées les plus intéressantes - d'après Ben Wofford- se tourneraient vers cet arrangement trouvé au 19ème siècle non par défiance, mais par l'intrigue que cette innovation ancienne suscite encore dans l'esprit des chercheurs.
4) Qui parle aujourd'hui ?
Cette numérisation de l'acte de vote renvoie à l'écosystème pétitionnaire, des débats, des forums hybrides qui reçoivent les expressions multiples, plus ou moins avancées de l'expression démocratique en ligne. Des sites de gestion du débat (forums, plateformes de pétition en ligne, comme change.org, des hashtags de débat : espaces d'expression, espaces de débats, espaces représentatifs ? Balancetonporc# metoo#) organisent une partie des débats sociaux et politiques, inventant des procédures ad-hoc aux intensité médiatiques en cour dans la société. Du plus démagogique au plus conforme, du plus timide au plus radical. Aurions-nous là à faire avec des dazibaos[25] numériques ? Tout comme l'origine du dazibao en Chine est une affiche rédigée par un simple citoyen, traitant d'un sujet politique ou moral, et placardée pour être lue par le public, le web des réseaux sociaux peut-il potentiellement servir de support à cette expression (dont le like serait l'autorisation de poursuivre) ? Quoiqu'en soit la réponse, c'est dans cet espace de représentation en recherche de contours -dont le paradoxe est la tendance naturelle à produire son propre contrôle- que nait cette nouvelle parole des individus.
Dans le domaine du travail, la décision délibérative est parfois reprise par les salariés, en instaurant des espaces de débat démocratiques et de votes pour contrer certaines impasses managériales de la crise. Nous ne prendrons qu'un exemple car ils sont infinis. A Radio France, « les salariés ont beaucoup protesté contre le fait que les réformes avaient été conçues à l'extérieur, raison pour laquelle ils sont si remontés contre Mathieu Gallet, qui vient des cabinets ministériels. Au-delà du sauve-qui-peut généralisé, ils essaient d'inventer des espaces de délibération : ils ont créé des groupes informels d'histoires de vie, des lieux d'échange pour construire un rapport à la décision en dehors du modèle managérial en place », observe Vincent de Gaulejac, sociologue du travail. La dimension existentielle des rapports sociaux au travail donne lieu à de nombreuses innovations sur la façon de prendre la parole, d'en partager le contenu et d'agir en collectif : un concentré de relations à la décision politique, en dehors du domestique. Le travail comme lieu prototype de la politique, émancipé des décisions du domestique.
5) Place des générations futures
L'expérience menée par la Harvard University Graduate School of Design en mars 2017 proposait une expérience dont le but était de relater ce qui supporte la notion de public et ce qui peut se déployer à partir de là. Ce projet nous permet d'aborder une notion fondamentale de la représentation, énoncée par Bruno Latour lors du simulacre de la COP21 à propos de la place des générations futures dans les négociations, la place de l'absent. Nous traduirons volontairement cette notion sous l'angle de la réversibilité. Cette possibilité de penser l'annulation ou le retour au point de départ de toute démarche structurante pour le social, l'environnement, la terre passe par la prise en compte de plusieurs outils absolument corrélés à la représentation des individus : les médiations intermédiaires, la réversibilité, la disparition. Cela nous permet, en introduisant ces notions, d'up-grader le fonctionnement des outils du débat.

> Design des instances, premier mode d'emploi

« Faire du design, ce n'est pas donner forme à un produit plus ou moins stupide pour une industrie plus ou moins luxueuse. Pour moi le design est une façon de débattre de la vie. »
Ettore Sottsass renvoie par cette phrase le design à un rôle que son appartenance lexicale aux notions de destin / dessein / dasein, inscrites comme existentielles. Directement pris dans le projet social et politique, asservi, au service, à définir encore et toujours.
Le programme de recherche design des instances s'installe dans le contexte particulier d'une mutation du design à travers ses méthodes, ses outils (essentiellement l'arrivée du numérique en conception et diffusion) et ses références politiques et culturelles. Cela impacte de fait ses espaces d'intervention, qui varient alors d'échelle, dépassant l'échelle locale (celle de l'usager directement concerné), atteignant l'échelle globale (celle extraordinaires mises en lien par le design de systèmes complets et complexes). Le corporate design des années 1980 développé au Japon au service des grandes marques comme Mitsubishi ou Sony illustra les prémisses de ce glissement d'échelle, jusqu'aux OS et gammes de produits afférents d'Apple. Ce basculement du local vers le global pour mieux revenir ensuite au local (vers l'usager transformé en consommateur) repose depuis ces vingt-trente dernières années sur les conditions d'une élasticité du design, pouvant englober d'une couche de sens et de matérialité l'ensemble de la planète. Son action, nous l'espérons, pourrait devenir réversible en mettant au centre de sa pratique de nouvelles contraintes qui enrichiront son cahier des charges[26], afin de le « désinstitutionnaliser ». Achille Mbembe souligne le rôle joué hier par les expressions artistiques dans les résistances à l'emprise coloniale, dans le récit des indépendances, et celui qu'elles jouent aujourd'hui dans la préservation d'une mémoire du continent et dans les résistances au processus global d'uniformisation, comme « pensées non discursives ». Nous pouvons étendre ce besoin aux techniques et aux systèmes.
1) Un espace commun
Pour composer une ressource commune et partageable, nous partirons d'une observation des pratiques citoyennes. Suite à l'Expérience Tiers-Lieux citée plus haut, nous allons constituer encore plus d'observations de pratiques démocratiques et de pratiques de décisions communes au sein même des collectifs, des associations, des groupements citoyens, etc. Cette ressource sera documentée dans un procédé restant encore à définir.
2) Echelle moyenne
Le design travaille beaucoup avec le référent du corps. Plus que l'architecture, le design se trouve par sa temporalité plus courte, confronté au corps et au psychisme contemporains comme premiers acteurs de la relation. Suite à l'enquête que nous avons menée sur les smart grids en 2015-2016 pour le PUCA, nous avons pu conclure au déficit d'un médiateur de taille intermédiaire entre l'usager et l'institution (EDF en la circonstance) ainsi qu'au besoin de trouver des outils de médiation qui fassent référence à des interprétations plastiques de l'énergie. Cette échelle moyenne est bien souvent celle qui permet de lier les formes au quotidien : médiation pour partager espace et temps de la relation à la technique.
3) Ce qui fait controverse
En s'emparant de la question des représentations citoyennes dans les instances, et de la question même de la forme des instances, nous mettons en oeuvre le projet pris au coeur du design : pas de controverse sans design, pas d'enjeux sociétal sans design. En s'emparant du travail du GIEC sur le climat, et en prenant en main, au coeur du débat sur les instances, la question du réchauffement climatique comme un invariant qui nous permet de tester nos conceptions, nous aurons alors un démonstrateur qui pourra être évalué par nos pairs, ceux qui oeuvrent à la production d'un espace de vie commun, inclusif.
Design des instances repose sur le choix de sujets qui ne doivent pas échapper à une société qui se veut passionnée par la question de la démocratie. Nous nous emparerons donc de sujets critiques pour les mettre en test dans notre programme de recherche.
4) Les instances : ce qui nous organise.
En choisissant d'agir sur l'organisation (espaces, concepts, outils) de la représentation et de l'accès à la décision, à l'arbitrage, notre recherche par le design va produire des prototypes qui permettront de tester l'organisation, comme on teste une forme en soufflerie. En référence à L.A.S.T d'Adèle Cersaque présenté en avril 2015 à Saint-Etienne ou à la Lucky Larry's Cosmic Commune de Jerszy Seymour accueilli en mars 2017 lors de la Biennale Internationale Design Saint-Etienne, nous concevrons des instances test qui nous serviront à la fois d'organisations propres et de laboratoires. Le collectif Mauvaise Troupe ou l'hebdomadaire en ligne lundi.am ont publié de nombreux descriptifs de la production d'assemblées et d'instances, leurs itérations, leurs échecs, leurs durées, leurs géométries, etc. comme autant de référents pour penser et évaluer nos productions.
5) Ce qui fait assemblée.
La production d'une représentation passe par des outils à la fois spatiaux, numériques, graphiques, etc. dont il faudra utiliser les ressources. On voit bien parmi les premières hypothèses énoncées en atelier de création que la forme d'une assemblée, sa localisation sont extrêmement variables et sont de véritables ressorts de création de la représentativité, de la décision. Comment se représenter soi ? Qu'est-ce qui fait assemblé ? A partir de quand et de combien fait-on un groupe démocratique ? En capacité de voter ? Autant de question que nous allons composer pour mieux y répondre. Le même Jerszy Seymour proposait une extra national assembly, en Suisse en 2014, support libre pour accueillir tout type d'assemblée hors cadre institutionnel. Nous reviendrons sur l'échec ou pas de ce dispositif pour comprendre si on peut décider l'assemblée comme une offre de convergence aux individus révoltés, aux curieux, aux volontaires, aux désemparés, aux enthousiastes... Dario Fo expérimente cette spontanéité dans son roman « l'Apocalypse différée » où les discours se superposent et l'organisation peine à se mettre en place, rappelant en cela le film manifeste de Doillon, Gébé, Resnais « l'an 1 ». L'organisation de la décision collective devient le sujet de la production de l'utopie.
6) Instancier, déployer.
Le mot instance est à double sens : espace de la décision d'une part, reproduction du modèle d'autre part. Instancier nous renvoie à la reproduction, au déploiement, à l'industrialisation de la forme. Nous voyons apparaître derrière ce mode de déploiement, une possibilité de reproduire (Comment ? Combien ? A définir) ce qui est issu d'une approche bottom-up. Nous en pressentons la teneur critique et innovante pour la société, nous en mesurons le rapport de force à l'institution que cela peut représenter. Lorsque nous allons reproduire, comment ne pas faire des mémes pâles ? Pour nous, il sera en effet risqué d'instancier sans interroger la définition de l'acte de reproduction au regard des singularités à préserver.
Sous ce rapport de force, quel design pour les outils de la représentation démocratique ? A partir de quelles sources d'inspiration allons-nous travailler ? Sous quelles modalités ? Car pour observer, comment allons-nous enquêter ? Qui participera ? Quel peuple ? Serons-nous « populaires » ? Comment allons-nous faire de la technique partagée ? Et puis comment prototyper ? Où ? Avec qui ? Et comment ?

[1] L'enthousiasme scientifique et militaire pour une telle technologie dérape dans un jeu de mot désopilant.
[2] Timothy Morton, Hyperobjets, Editions de la Cité du design, 2018.
[3] Expression reprise à Alain Damasio, à propos du rôle de la science-fiction et du design, lors de son intervention à Saint-Etienne en avril 2017
[4] Voir leur film « powers of ten ».
[5] E3, Energy, earth and everyone, une stratégie énergétique globale pour le vaisseau spatial Terre ?
De Richard Buckminster Fuller, Gene Youngblood, Medard Gabel, Préface de Nikola Jankovic, Éditions B2 - 2017
Cette édition contient un appareil critique qui permet de relocaliser les enjeux idéologiques de cette demarche.
[6] https://ecodemo.hypotheses.org/anthropocene/1969-design-du-vaisseau-spatial-terre-et-mort-de-la-politique
[7] Beatriz Colomina, Cold War, hothouse, Princeton architectural press, 2004
[8] Valérie Guillaume, Cahier du musée d'Art Moderne, n°123, 2013
[9] Publié à l'origine dans le n° 148 de New Society, de juillet 1965
[10] Pour tout ce point sur le rapport designer-tiers lieux, voir le travail d'observation de Sylvia Fredriksson - Exposition « L'expérience Tiers-Lieux », Biennale Internationale Design Saint-Etienne 2017
[11] Chantal Jouanno, secrétaire d'Etat à l'écologie
[12] Nommé Paris Climat 2015: Make It Work, ce programme a vu le jour à l'instigation des deux professeurs de Sciences Po, Bruno Latour et Laurence Tubiana, et a eu lieu sous le nom de théâtre des négociations aux Amandiers, à Nanterre. Animé par les étudiants de SPEAP (Sciences Po Ecole des Arts Politiques), le projet a donné lieu à une expérience déployée un mois avant la COP21.
[13] Bruno Latour, Où atterrir ? p.116, La Découverte, Paris, 2017
[14] Ibid. p.122
[15] www.lundi.am
[16] Paul Feyerabend, Contre la méthode, Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, Seuil, 1979
[17] « Si nous pouvons développer notre ville flottante, il s'agira d'un 'pays start-up' » Joe Quirk, promoteur du projet Seasteading.
[18] Immanuel Wallerstein, Randall Collins, Michael Mann, Craig Calhoun et Georgi Derluguian, Le capitalisme a-t-il un avenir ? La découverte, 2014. Prise de conscience par la crème des économistes américains, et pourtant pas les plus socialistes.
[19] Pierre Clastres, La Société contre l'État, Editions de minuit, 1974
[20] James C.Scott, Zomia, l'art de ne pas être gouverné, Seuil, 2013
[21] « Je veux pouvoir choisir mon gouvernement comme je choisis mon téléphone portable ou mon parfum » Patri Friedman. Une radicalité du propos qui donne plutôt raison à Bruno Latour dans son livre « Où atterrir ? »

[22] Valérie Marange, « l'intermittent et l'immuable », in multitudes n°27, 2007
[23] Design seamless = design sans couture.
[24] Un caucus est une réunion de personnes, généralement des sympathisants ou membres de mouvements politiques.
[25] Dazibao littéralement « journal à grands caractères »
[26] Rappelons que le cahier des charges est l'un des socles du design, en cela que cette pratique utilise toujours un référent contraignant pour justifier son existence. Le design est une mise en forme du projet au sens politique du terme : pour cela il inclue systématiquement des composants aussi divers que le designer le souhaite et qui vont fonder son cahier des charges préliminaire à toute action.