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Autocritique

Entretien avec Anne Chaniolleau, co-commissaire de l’exposition Autofiction de la Biennale Internationale Design de Saint-Étienne 2022

par Helene Fromen

Capture d’écran du film This Woman Is Not a Car © Margaret Dodd

Pensée dans le cadre de la thématique de la Biennale, les bifurcations, Autofiction est une exposition sur l’objet automobile qui ne se résume pas à une étude technique et formelle de son design. Il s’agit plutôt d’une analyse de l’objet dans toutes ses dimensions, au premier plan desquelles ses enjeux sociaux, voire sociétaux, économiques et d’usage.

Pour mieux saisir cela, nous avons posé quelques questions à Anne Chaniolleau qui nous amène à considérer l’automobile sous de nouveaux angles. C’est aussi l’occasion de considérer l’automobile dans une perspective artistique et féministe en mettant en lumière le travail de Margaret Dodd, céramiste australienne.


L’exposition Autofiction s’accompagne de l’édition de 7 livrets thématiques, dont le no 1 s’intitule Autocritique.


Quelle a été votre approche ou les principales questions que vous vous êtes posées lorsque, avec Olivier Peyricot, vous avez initié la conception d’Autofiction ?

En abordant la question automobile, nous nous sommes rendu compte qu’elle était la source d’une infinité de contradictions inouïes, la plus évidente étant probablement celle de la congestion engendrée par le trop grand nombre de voitures en circulation, quand la voiture, compacte, souple et rapide, était supposée faciliter les déplacements de chacun. C’est d’ailleurs un mode de transport qui passe la majorité de son temps à l’arrêt, occupant ce que l’on appelle aujourd’hui encore avec mauvaise foi « l’espace public », alors qu’il pourrait incarner à lui tout seul la propriété privée individuelle. De la même façon, l’automobile était porteuse d’imaginaires aventuriers, elle permettait d’accéder à des territoires méconnus, qu’elle a en retour dénaturés à grands renforts d’infrastructures lourdes… La promesse de sa contribution à l’émancipation individuelle est une réalité de dépendance absolue.

La liste des échecs concoctés par le projet automobile est longue.1 Nous nous devons bien évidemment de parler de sa responsabilité dans le désastre écologique que nous connaissons, c’est à dire de retrouver d’abord les moments où des décisions économiques, politiques ont été prises au détriment de la santé publique, de la justice sociale, du respect des environnements naturels. Si l’on maitrise mieux aujourd’hui le sujet des pollutions émanant du pot d’échappement, on parle moins de celles, complexes, de la production automobile, de son industrie (et nous aurions tout simplement pu proposer à ce sujet une exposition plus locale sur l’étang de Berre).2 Il ne faut pas sous-estimer le rôle qu’elle joue dans le grand continuum des inégalités économico-sociales (les grands écarts entre désir et nécessité) à toutes les échelles : individuelles, comme celles décriées par les gilets jaunes en France (dépendants de son usage) ou par les mineurs de RDC (dépendants de sa production), et plus globalement structurelles, celles liées à la cartographie des sites d’extractions de matières premières, des grands sites de production et de pollution industrielles du secteur. L’histoire sociale de l’automobile est tout simplement celle du capitalisme que l’on connaît, c’est à dire celle d’une violence structurelle : création et anéantissement complet d’une classe ouvrière, enrichissement de quelques un.e.s contre exploitation totale (Total) du plus grand nombre.

© Roy Arden

Il nous a d’abord semblé difficile d’éviter les propos généralistes tant l’automobile est au cœur de ramifications complexes. Mais précisément, c’était pour nous l’occasion d’exercer notre sens critique en cherchant constamment l’illustration la plus précise, la bonne métonymie, et en engageant tout notre corps politique. Il y a des décisions urgentes à prendre, des usages à revoir collectivement, et la responsabilité qui nous incombe avec cette exposition est de proposer une pause sur un certain nombre de moments historiques qui ensemble forcent le repli critique plutôt que l’adhésion consensuelle à la tournure que semble prendre le secteur automobile dans nos contrées, avec la mise au point du graal électrique. Finalement, de quoi est faite cette énergie « verte » qu’une certaine partie du monde semble appeler de tous ses vœux ?3

Cette exposition est faite (...) un œil sur la route, sur le système automobile, ses codes et son horizon, et un œil sur l’arrière train blanc d’un chevreuil qui entre dans un sous-bois et qu’on a aperçu une demie seconde. Voir ce chevreuil, c’est le privilège du passager, et son rôle, c’est de le narrer au conducteur.

Anne Chaniolleau, Co-commissaire de l’exposition Autofiction

Comment avez-vous organisé votre co-commissariat et construit votre travail en binôme ?

Olivier est d’abord un designer qui a une superbe culture des objets et en particulier de l’automobile, qu’il adore en fétichiste autant qu’il peut la détester quand il est au volant. Pour ma part, en bonne enfant des villes, je suis une passagère professionnelle, sans permis, qui ne sait pas différencier deux modèles de voiture dans un parking. Mes pratiques automobiles se résument à rêvasser par la vitre en me projetant dans le moindre interstice spatial et à écouter de la musique dans l’habitacle. Cette exposition est faite de la même façon, un œil sur la route, sur le système automobile, ses codes et son horizon, et un œil sur l’arrière train blanc d’un chevreuil qui entre dans un sous-bois et que l’on a aperçu une demie seconde.4 Voir ce chevreuil, c’est le privilège du passager, et son rôle, c’est de le narrer au conducteur. Ces allers-retours permanents entre ces deux postes d’observation sont au cœur de notre travail, une forme d’institution narrative. Il nous a semblé important de le rappeler dans le titre de l’exposition : Autofiction, c’est à la fois une référence à un style littéraire qui pour nous comporte la problématique de l’Hyperindividu, pour lequel et par lequel l’automobile a été mise au point, autant qu’un rappel de la portée fictionnelle qu’implique cette relation souvent fantasmée de l’individu à l’automobile. Il faut se réapproprier ces récits.

Autofiction ouvre l’espace d’exposition à ce qui n’est pas expressément du design : pouvez-vous nous dire en quoi et pourquoi, ce que cela apporte ?

Pour Autofiction nous avons choisi d’exposer aussi des artistes (plasticiens, photographes, vidéastes), et c’est directement lié à notre volonté d’utiliser des métonymies formelles et des fictions narratives. Les systèmes dans lesquels est prise l’automobile (et qu’elle a produits), cette infinité de contradictions qui génèrent souvent des effets de « boucle », nous semblent plus compréhensibles quand on les regarde à l’aide de ces zooms déformants, subjectifs, qui ensemble renouvellent le récit biographique de l’automobile.

Capture d’écran du film This Woman Is Not a Car © Margaret Dodd

On peut prendre l’exemple de la céramiste australienne Margaret Dodd, qui est l’une des artistes exposées dans Autofiction : à la fin des années 60, après avoir participé en Californie au mouvement Funk Ceramics auprès de Robert Arneson, elle revient en Australie à Holden Hill, dans la banlieue d’Adelaïde. Elle est alors jeune mère, et il n’y a qu’une seule voiture pour la famille, une Holden, un modèle de General Motors ressemblant à la Chevrolet américaine mais produite en Australie pour les australiens, disons LA voiture australienne, comme a pu l’être la DS Citroën en France. Son mari part travailler tous les matins avec la Holden et l’artiste se retrouve coincée dans cette banlieue qui existe précisément du fait de l’automobile: un plan en grille, pas de centre-ville, des pavillons, des garages, des routes menant à la ville, lieu du travail. On connaît cela.

L’expérience de cette contradiction a produit chez Margaret Dodd une obsession pour cette Holden qui aliène tout son quotidien, comme celui de toutes les femmes du quartier qui à l’époque ne travaillent souvent pas et s’occupent de leurs enfants. Cette voiture devient pour elle le sujet principal de son travail céramique, elle se met à la reproduire infiniment, chaque miniature de la voiture est déguisée, anthropomorphisée, et chacune de ces Holden déformées est le personnage d’une histoire rejouée du patriarcat. En leur donnant aussi bien l’aspect de ruines industrielles enfouies que de machines organiques rétrofuturistes au corps féminisé, elle opère une critique acerbe de l’hypersexualisation et de la réification des femmes via la représentation burlesque des projections masculines sur l’automobile dans la société de l’époque. Les céramiques sont aussi présentes dans son film expérimental This Woman Is Not a Car, projeté pour la première fois en 1982, dont on peut voir un extrait dans l’exposition. Le personnage principal féminin, soumis à l’urbanisme automobile et à ses codes sociaux, finit même par y accoucher d’une Holden miniature, pour le plus grand plaisir de tous.

Les petites Holden hybrides de Margaret Dodd incarnent et désacralisent l’utopie portée alors par le progrès industriel – c’est un travail hautement critique.

Anne Chaniolleau, co-commissaire de l’exposition Autofiction

Si Margaret Dodd se concentre sur ce modèle de General Motors, c’est précisément parce qu’il est le symbole culturel australien de l’optimisme aveugle de l’après-guerre, qui croit au sauvetage économique par l’industrialisation : ses petites Holden hybrides incarnent et désacralisent l’utopie portée alors par le progrès industriel – c’est un travail hautement critique – et refait siennes les fictions de l’automobile, écrites cette fois du point de vue des femmes, soumises à la violence patriarcale systémique.

Les céramiques de Margaret Dodd soulignent les intrications profondes entre capitalisme, patriarcat et écologie et sont aujourd’hui considérées comme des icônes de l’art féministe australien.

Affiche du film This Woman Is Not a Car, 1981, sérigraphie couleur © Jan Mackay, Earthworks Poster Collective
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par Helene Fromen

1Un exemple : une voiture transporte à 93 % son propre poids... Pour une bonne liste de contradictions, voir André Gorz, L’Idéologie Sociale de la Bagnole, 1973
2Une note en bas de page ne pourrait résumer la succession des catastrophes écologiques subies par l‘écosystème de l’étang de Berre dans les Bouches-du-Rhône depuis le XXe siècle : implantation des raffineries Shell et Total au bord de l’étang, du complexe sidérurgique de Fos, et apport d’une quantité monstrueuse d’eau douce par le canal EDF de la Durance dans cette eau à l’origine salée.
4Cet arrière-train blanc est appelé le miroir.

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