Article | Chronologie du design

Design alternatif

1973–1985

Par Dufour Lisa

Ettore SOTTSASS - Etagère Carlton - 1981
Bois et formaldéhyde de mélanine
Inv. : 2000.16.1 © Ettore Sottsass

Atelier A. L’art et la vie, 1970

« Ami, l’Atelier A est une entreprise collective basée sur un acte de foi : la nécessaire insertion de l’artiste dans la vie. Peintres, sculpteurs, jeunes architectes ne sont pas équipés pour produire aujourd’hui les formes utiles et belles qui transforment le décor quotidien de notre vie. Leur pouvoir créateur est donc condamné à s’exercer dans la solitude de l’atelier et dans l’abstraction d’une recherche poétique isolée. L’Atelier A veut précisément donner une chance à ces créateurs, leur fournir l’occasion de produire des prototypes de formes, de participer à des programmes d’esthétique industrielle ou de décoration, d’élaborer des spectacles ou des environnements audiovisuels. »

Pierre Restany, Manifeste de l’Atelier A, janvier 1970

C’est à l’initiative de François Arnal, peintre et sculpteur, que se crée, en 1968, l’Atelier A, sorte de société de production de mobilier d’artistes : César, Jean-Michel Sanejouand, Robert Malaval, Annette Messager, François Arnal lui-même et bien d’autres sont ainsi mis à contribution pour proposer des projets de chaises, fauteuils, tables et lampes.

L’entreprise, qui dure seulement quelques années – François Arnal revenant à la peinture à partir de 1975 – est cependant remarquable par sa capacité à décloisonner les disciplines, et à réaliser, dans ces quelques objets concrets, la vieille utopie d’une union de l’art et de la vie.

Dans les titres comme dans les formes des objets conçus par François Arnal et présentés ici – chaise Inox, exemplaire unique, et prototype du fauteuil Formule 1 – transparaît néanmoins également l’esprit de ce tournant des années 1960 et 1970, marqué par le progrès technologique et l’esthétique qui s’y rapporte.

Démarches radicales

a. Ugo la Pietra. 
Le système déséquilibrant, 1967-1972Le mouvement radical italien réarrime le design à des aspirations sociales et politiques, rejetant le cantonnement du designer à de simples fonctions esthétisantes intégrées au système marchand, pour le replacer, au contraire, dans une position d’engagement et même de responsabilité dans les choix sociétaux.

Artiste, architecte et designer, Ugo La Pietra est l’une des figures majeures de ce mouvement. Les productions de la période radicale (1967-1974) prennent part à ce qu’il intitule globalement le « système déséquilibrant », soit différents outils de résistance et d’émancipation face à une société autoritaire. De manière générale, son travail tend à clarifier et transformer le rapport individu/environnement, comme le rapport traditionnel spectateur/usager.

La bibliothèque Uno su l’altro, l’une des premières créations d’Ugo La Pietra dans le domaine du design, répond à son désir d’engager l’individu dans un rapport actif à son environnement, et de lui faire prendre conscience, par le caractère modulable de l’objet, de la possibilité donnée à chacun de produire des modifications structurelles dans son environnement.

Les lampes en méthacrylate renvoient au projet des Immersions (voir le photomontage Immersioni). Le spectateur y était isolé de la réalité extérieure et soumis à des perceptions audiovisuelles et sensorielles (canons à vent ou à lumière, casques sonores) propres à perturber son système de perception habituel et à le contraindre à reconfigurer son rapport au monde.

Ugo La Pietra envisage aussi précocement la transformation des rapports humains et sociaux induite par le développement des moyens de communication, la télématique et l’informatique ; il inscrit la maison au cœur des réseaux de circulation de l’information.
Liés au projet de la Maison télématique, présenté par La Pietra dans la mythique exposition Italy : The New Domestic Landscape à New York, en 1972, les photomontages Comunicatore et Ciceronelletronico illustrent ces réflexions.

b. Gianni Ruffi et Gaetano Pesce. Signe et fonction, un design libre, 1973-1980

Les pièces de Gianni Ruffi et Gaetano Pesce, distantes de quelques années, sont comparables en différents points qui éclairent l’émancipation du design en ces années contestataires.

La Cova est sans conteste la production la plus célèbre de Gianni Ruffi, artiste et designer italien lié à la génération radicale. Dessiné en 1969 et édité en 1973 par Poltronova, cet objet singulier est inclassable : ni canapé, ni lit, il impose un nouveau type d’usage, moins conventionnel que les précédents. Il est exemplaire en réalité d’une libéralisation du design, qui renvoie tout autant à l’esprit pop qu’aux aspirations radicales : rejet du dogme fonctionnaliste, libération de la forme allant jusqu’à la possibilité de la figuration, invention ou réponse à des postures non conformistes. Le jeu sur l’échelle évoque le célèbre fauteuil Joe, gant de base-ball géant transformé en assise par Jonathan De Pas, Donato D’Urbino, Paolo Lomazzi, et également édité par Poltronova en 1968 ; le choix du nid (symbole bien compréhensible) et des matières pauvres (tissus militaires formant la Cova) font quant à eux écho aux recherches de l’art italien de cette période.

Tramonto a New York a véritablement valeur de manifeste, dans la riche production de Gaetano Pesce. Le designer y fait la démonstration magistrale que le design n’a pas à se limiter aux considérations liées à la seule fonction d’usage. Il invente au contraire la « double fonctionnalité », réconciliant, dans ses objets, la fonction pratique et la fonction expressive, narrative ou symbolique, cette dernière étant tout aussi essentielle à l’homme.

c. Memphis, 1981-1984
Le design radical italien est marqué, à Milan, par l’activité de deux groupes majeurs, au cours des années 1970 et 1980 : en 1976, Alessandro Mendini fonde Alchymia ; et en 1981, Ettore Sottsass, transfuge du premier groupe, lance Memphis.

Ces deux mouvements repensent la mission du design dans la société, dans un mouvement de contestation à la fois interne (critique et refondation de la discipline) et tourné vers l’extérieur (critique des modes de vie et de consommation contemporains).

Les objets créés par Ettore Sottsass, George Sowden, Nathalie du Pasquier, témoignent d’une volonté de bouleverser les habitudes du monde du design, comme de la société dans son ensemble.

Le dogme du modernisme, qui a déjà été ébranlé par la montée en puissance du design pop, est ouvertement contesté. Contre ses valeurs universalistes et progressistes, qui avaient mené au rejet de l’ornement et à la diffusion d’une esthétique uniforme, Memphis affirme la validité de toutes les esthétiques, libérant formes et couleurs, assumant les exubérances décoratives, flirtant avec le kitsch et les esthétiques populaires, opérant diverses citations de styles anciens ou « exotiques » ; contre le diktat fonctionnaliste, il défend les valeurs affectives et émotionnelles liées à l’objet, et l’importance de l’expression et du symbole ; contre le design standard, il inaugure de nouveaux modes de production, autour de galeries, en série plus limitées, qui permettent aux membres du groupe de préserver, outre leur indépendance, une dimension expérimentale dans leur travail.

George Sowden évoque une adaptation du design au contexte contemporain : comme le design moderne répondait à l’âge et à l’esthétique de la machine, le design de Memphis, le « style ornemental », appartiennent au monde électronique, à l’instar de ces pièces de la série Objects for the Electronic Age.

La surcharge de signes – formels, décoratifs –, présente dans la production du groupe, correspond en effet à la société de l’information ; et le design n’a plus pour unique vocation d’offrir les meilleures solutions techniques à un problème donné – s’asseoir, manger, dormir –, mais également de communiquer.

d. Groupe Totem. L’imagination au pouvoir, 1981-1986
En France, c’est à Lyon que se forme, au début des années 1980, un groupe proche des préoccupations d’Alchymia ou de Memphis : le groupe Totem naît de la rencontre entre Jacques Bonnot, Fréderick du Chayla, Vincent Lemarchands et Claire Olivès, en 1979. Les premières expositions ont lieu à Lyon en février 1981, puis en juin 1981 au jeune VIA (Valorisation de l’Innovation dans l’Ameublement) de Paris, assurant au groupe un succès immédiat.

Plus qu’une réponse au modernisme dans le design, la production de Totem est une réaction à l’uniformisation des cadres de vie, phénomène croissant encore avec le succès des grandes compagnies d’ameublement à bas prix, qui ne proposent guère autre chose qu’un « non-design » morne et normé.

À l’opposé de cette conception du design, et comme un écho à la révolution qui occupe, au même moment, le monde de l’art, avec le retour de la figuration et le mouvement de la figuration libre, Totem s’engage dans une entreprise libératoire : ses productions réintroduisent avec force la couleur, les motifs, les formes déchaînées ; elles se détachent de l’impératif fonctionnaliste pour s’autoriser les compositions irrationnelles, émotionnelles et aléatoires (avec l’utilisation du hasard ou de l’indétermination dans certaines pièces, comme la table Cadavre exquis) ; elles s’affranchissent de la dictature du bon goût, en assumant joyeusement le caractère éphémère de toute mode esthétique.

« Le meuble devient une star. Il frime un peu. Et comme une star, il est voué sans doute à une gloire éphémère. Dans trois mois ou dans cinq ans, le contexte changera, et il sonnera peut-être faux. Après tout, c’est un objet. Et un objet peut mourir. »

e. Gaetano Pesce et atelier Van Lieshout. La série différenciée, 1986-2004
Le radicalisme italien, et l’aventure de Totem, ont fait passer au second plan, pour préserver la liberté de leurs expérimentations, la préoccupation de la production industrielle ; leurs recherches ont surtout donné lieu à de petites séries souvent produites de manière artisanale. Gaetano Pesce, quant à lui, continue, pendant les années 1980, à s’intéresser à la problématique de la production en série et aux processus industriels : de cet intérêt fécond sont issus des modèles parmi les plus marquants de l’histoire du design.

Opposé à l’idée d’une standardisation de la production, des environnements, des modes de vie, Pesce se concentre sur les possibilités de rupture dans la chaîne opératoire aboutissant à la reproduction d’objets identiques. Il introduit alors dans les processus de fabrication des facteurs différenciants : le défaut de fabrication, l’aléatoire, l’intervention de l’individu en font partie.

Ainsi la table Sansone Due, éditée par Cassina en 1987, et héritière de la fameuse Sansone I, de 1980, présente-t-elle, pour chaque exemplaire, réalisé pourtant à partir du même processus de fabrication répondant aux exigences de la production industrielle (moulage de résine de polyester), des détails singuliers, dus à l’introduction d’éléments « perturbateurs » à diverses étapes de la production : introduction des couleurs, découpe des bords du plateau, etc.

Le rêve moderniste d’un design uniforme et techniquement parfait, rêve effrayant du triomphe du même aux dépens du divers et du singulier, est donc pris à rebours et comme démonté par des processus industriels mis au service de l’unique.
C’est également le démontage de ce fantasme de la perfection technique qui semble habiter l’atelier Van Lieshout, société artistique fondée en 1995, qui manifeste dans la série Bad Furniture la nécessité salutaire d’une résistance de l’imperfection.

Par Dufour Lisa


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