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Entretien avec l’architecte Manuelle Gautrand

Choisir l’essentiel : une architecture en réseau

par Coline Vernay

©Manuelle Gautrand

Manuelle Gautrand présente, dans l’actuelle exposition installée à l'église Saint-Pierre de Le Corbusier à Firminy, une sélection de 7 projets réalisés par son agence d’architecture. Tous ont été choisis pour entrer en résonance avec le thème de la Biennale Internationale Design, initialement programmée en 2021 : les Bifurcations.
Rencontre à l’occasion de l’inauguration de l’exposition, pendant laquelle nous avons pu évoquer les différentes tessitures de son architecture.

Votre agence d’architecture fête ses 30 ans. Quel regard portez-vous sur l’évolution de votre démarche ?

Il n’y a pas de changements entre la manière dont je pratiquais l’architecture à mes débuts et aujourd’hui. L’architecte de manière générale, on le sait, travaille sur le temps long. J’ai toujours eu cette conscience d’une part, et d’autre part j’ai toujours été soucieuse des contextes dans lesquels je m’implante car j’ai eu vite accès à des projets dans des villes avec des climats différents. J’ai appris à être extrêmement contextuelle, à avoir une écoute profonde du site dans lequel on inscrit un projet, à faire corps avec sa géographie, son histoire, sa culture… Travailler sur le temps long demande d’anticiper la durée de nos projets, leur pertinence par rapport au moment où ils vont être livrés. On participe à la fabrication de la ville, c’est beaucoup de responsabilités, cela demande de lui porter une attention particulière, de connaître son contexte global.

Agence Manuelle Gautrand Architecture ©MGA

Quelles améliorations avez-vous pu apporter à vos méthodes ou outils de travail ?

Aujourd'hui, nous avons les moyens de faire des recherches beaucoup plus scientifiques que lorsque je débutais. Je suis de plus en plus sensible aux questions de la lumière naturelle, des ombres portées, de l'ensoleillement… J’ai appris à devenir de plus en plus pointue, grâce à un certain nombre de logiciels qui permettent, dès le démarrage du projet, de faire des études solaires. On étudie le site avant d’y arriver ; on se familiarise avec le contexte, identifie les ombres portées sur le terrain et le sens dans lequel va se faire la course du soleil, etc. On regarde comment le potentiel projet va s’y inscrire et comment il va modifier l’ensoleillement, afin d’éviter de le dégrader. Ça inscrit l’architecture dans le temps long, quand on conçoit le projet j’ai toujours conscience qu’on va construire une œuvre qui va rester pour plusieurs décennies. Elle va suivre la course du soleil, les quatre saisons, s’installer là pour très longtemps. Nous devons prêter une attention inouïe au site pour ne pas l'abîmer, pour comprendre sa morphologie, son climat, ce qu’il y a eu avant nous...

Quelle importance donnez-vous au lieu sur lequel vous intervenez ?

Souvent, quand on construit, c’est sur des sites qui ont une histoire ; même s'ils sont vierges il y a souvent eu des bâtiments avant nous, et c’est important qu’on s’approprie le site. Il m'est arrivé régulièrement de travailler sur un projet où il y a eu vraiment un passé qu’on ne peut pas voir parce qu’il a disparu, mais n'empêche qu’il a existé. J’adore tenir compte de cette histoire, ça alimente ma créativité, ce sont des données qu’on ne peut pas laisser passer. Par exemple, en Australie, nous travaillons sur un projet de bibliothèque municipale adossée à une mairie. Sur une partie de notre terrain, une communauté aborigène a habité, et l’on sait que sous la terre il y a des traces d’un cimetière, donc on n’a pas le droit de toucher le sol, aucun poteau, rien, n’est autorisé, on est obligés de l’enjamber, on est en porte-à-faux par-dessus. L’endroit, un district à l’ouest de Sydney, a une situation symbolique : c’est là où l’eau salée de la baie rencontre celle non-salée de la rivière. Il est important depuis très longtemps, marqué par le nomadisme, l’installation de communautés… Ce lieu symboliquement fort m’a impressionné au départ.

Quels moments de votre carrière vous ont particulièrement marquée ?

Dans mon métier, il y a plein de dates clés : quand on termine un projet notamment, mais aussi une exposition comme celle de Firminy. Cette exposition est un moment important, parce qu’elle nous a permis de nous poser, de travailler sur le côté didactique, sur la présentation de nos projets, de faire une sorte de synthèse même si elle ne se focalise que sur quelques projets seulement, en lien avec cette thématique de la biennale du design des “bifurcations”. L’exposition nous a permis de voir la proximité existante entre ces projets, chacun étant l’expression de cette vision que je porte pour l’architecture. 

Comment s’est passée la croissance de votre agence ?

Nous avons toujours gardé une agence à taille humaine, ce qui est possible comme nous sommes assez sélectifs dans le choix de nos projets. On “cultive” une sorte d'artisanat, on s'investit énormément dans chaque projet, en cherchant à garder une homogénéité d’équipe et de taille.

Vos parents étaient architectes, votre mari travaille avec vous… c’est une histoire de famille ?

Oui, je travaille en famille (rires). Mon associé est mon mari et mon fils est également architecte. C’est lui qui a conçu la scénographie de l’exposition de Firminy, ce qui n’était pas évident vu les particularités de l’espace Le Corbusier.

Le LaM à Villeneuve d’Ascq © Carole Renard

Que vous évoque “Choisir l’essentiel”, la thématique de l’Avant Biennale 2021 ?

Notre exposition arrive à point nommé par rapport à la période qu’on vient tous de vivre, qui nous a tous remis en cause, qui nous a montré notre fragilité. Le sujet environnemental, l’attention à porter à notre planète, est sous-jacent dans toute l’exposition, de manière délicate. Nous ne sommes pas une agence en recherche de labels, mais à la recherche d’une architecture environnementale au sens où elle est concise, elle va à l'essentiel, on gère et travaille sur une certaine compacité pour minimiser l’imperméabilité des sols, on a beaucoup de projets de restructuration de l’existant… 
Aussi, notre métier, par rapport à des métiers plus artistiques ou indépendants, est fortement lié à une commande. On construit pour un client qui en général à un budget, ce “choisir l'essentiel” arrive toujours dans le processus créatif parce qu’on est obligé de sérier et hiérarchiser nos idées, donc d'être concis, pas bavards, et donc d’aller à l'essentiel.
Enfin, pour le sens qui doit être porté par nos œuvres, la dimension symbolique, choisir l'essentiel aide à rendre un projet lisible et porteur de sens, d‘un message qui est plus clair quand on a choisi l'essentiel, lorsqu'on a une démarche concise.

En tant qu’architecte reconnue internationalement, abordez-vous l’architecture confiante ? Votre relation au doute a-t-elle changé avec le temps ?

Un architecte a une part créative, même artistique indéniable, donc on vit avec le doute, il faut apprendre à vivre avec lui. Notre métier n’est pas uniquement scientifique. Il n’y a rien de pire que d’avoir des positions a priori. C’est important de démarrer chaque projet avec sa vision, de la porter, de tenir son fil d’ariane qui lie tous ses projets, mais quand même chaque projet est une page blanche, avec tout ce que ça a de stressant. On cultive le doute permanent, c’est important d’en avoir.
Par rapport à il y a 30 ans, j’ai toujours cette sensibilité extrême par rapport aux contextes. Je n’ai jamais acquis une posture qui m’a permis de reproduire un projet ou d'avoir une sorte de recette. J’ai une vision qui est construite, qui s’enrichit plus qu’elle n’évolue, que je nourris par la pratique. 
Quand on est artiste, on reste un peu fragile. On est fort des projets qu’on a déjà construits, et j’ai eu beaucoup de prix, honnêtement je ne sais pas si j’ai un projet pour lequel je n'ai eu aucun prix. Ils ont couronné soit des bâtiments en particulier, soit l’ensemble de ma carrière, alors évidemment ça donne confiance, ou en tout cas c’est une reconnaissance qui nous porte c’est sûr. 
C’est dangereux un architecte qui vit sans le doute, il faut en tant qu’architecte toujours se poser des questions, écouter la période dans laquelle on vit. Par exemple l’année 2020 personne n’en sort indemne, c’est important de prendre la mesure de la période qu’on vient de traverser, elle doit nous remettre en cause.

Exposition "Manuelle Gautrand Architecture" à l'intérieur de l'église Saint Pierre Le Corbusier, aménagée avec des entreprises locales ©MGA

En quoi cette période particulière que nous traversons peut influencer l’architecture ?

Pour moi, c’est une période où l’architecture peut vraiment se positionner, avoir des idées, trouver des solutions, de nouvelles alliances entre ville et nature, travailler une sorte d'écologie urbaine qui ne soit pas punitive, qui ne passe pas forcément par des labels. Il faut penser la ville de manière inventive, sans a priori, en étant super créatifs. Il faut aussi apprendre à recycler plutôt que de démolir. D’ailleurs, la scénographie de l’exposition de Firminy n’est fabriquée qu’à partir de matériaux recyclés, et réalisée en partenariat avec deux entreprises locales. À l’agence, on a toujours adoré les projets de restructuration, rénovation... Toute cette dimension de l'architecture qui intervient sur un déjà-là encore plus que sur un terrain nu. Personnellement j’adore intervenir sur un bâtiment existant car le “déjà-là” est plus prégnant, ce qui demande beaucoup plus d’inventivité, avec une intervention plus limitée que si c’était un projet de bâtiment neuf. On arrive à porter un message beaucoup plus fort et plus riche, parce que finalement on installe une architecture contemporaine avec l’architecture existante, il peut y avoir une très belle relation entre le passé et le futur. Cela demande une extrême sensibilité dans l’articulation des matériaux, les liaisons. Ce sont des sujets sur lesquels on excelle pas mal à l’agence, et ils nous apportent beaucoup de bonheur. Par exemple, nous avons rénové un bâtiment de bureaux à Stockholm, en en profitant pour l’ouvrir sur la ville, pour l’ouvrir à ces habitants en mettant en place un belvédère public. 

Immeuble Bradstapeln à Stockholm ©MGA

Les confinements en France ont mis sur le devant de la scène certaines critiques des modes de vie urbains, questionné les rapports à la ruralité… quel est votre regard d’architecte là-dessus ?

Aujourd'hui, je ne crois pas à un “rééquilibrage entre ville et campagne”. Demain, je pense que la ville devra beaucoup plus travailler en réseau avec les campagnes qui l'entourent. On a tort d’opposer ville et campagne, il faut qu’on s’appuie les uns sur les autres et qu’on travaille ensemble, qu’on soit dans une logique de réseau et non pas de frontière. 
La richesse d’une ville aujourd’hui, n’est pas liée à sa dimension, mais à ses connexions et sa capacité à partager avec d’autres communes. Les infrastructures importantes ne sont pas forcément que les infrastructures physiques, visibles.
Pour moi, la ville est un organisme vivant, une sorte d'archipel, de constellation… dans l'archipel d’une métropole ou d’une grande ville il y a des morceaux de campagne, tout ça possède un périmètre qui doit être bien plus grand que celui qu’on connaît. La ville n’a pas pour limite le panneau de signalisation, elle est vraiment un réseau, et c’est de cette intelligence de liaison que tous, nous en sortirons plus forts.

©Manuelle Gautrand

Quel regard portez-vous sur l’écosystème dans lequel vous exercez ?

À l'aune de la période que l’on vient de traverser et de cette nouvelle période qui s’annonce, les agences devraient plus se rassembler entre elles, pour travailler sur des messages à porter à nos élus, à notre ministère de la culture… Nous vivons une telle période de bouleversements, de grande mutation, qu’il serait fondamental de s'assembler entre architectes pour travailler sur ces messages, sur notre vision de la ville, sur la manière dont on estime qu’elle doit s’adapter et se métamorphoser.


L’exposition est visible jusqu’au 16 janvier 2022 à l’Église Saint-Pierre - Le Corbusier de Firminy. sitelecorbusier.comville-firminy.fr

par Coline Vernay


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