DNSEP Design mention Objet

Juliette Laroche

Amas

Il est aujourd’hui urgent d’accompagner les entreprises dans leur transition écologique. Cela peut paraître contraignant, voire utopique, mais pourtant les designer.euses peuvent les aider à avoir un regard neuf sur leurs modes de productions et sur leurs déchets. C’est en tout cas le pari du projet AMAS…  
 
Le processus imaginé est une méthode globale conçue pour s’appliquer au cas par cas. Elle vise à insérer ma pratique de designeuse au sein d’entreprises, de tout type, de toute envergure, tant que leur processus de production génère des déchets (chutes, rebut, raté, malfaçon, hors-normes). Le but étant de sensibiliser tous les acteurs des chaînes de productions à la valorisation de leurs déchets et à l’économie circulaire, tout en mettant en avant leurs savoir-faire.  
 
Le but du projet AMAS n’est pas seulement de penser de nouveaux objets à partir de rebuts, mais plutôt de les penser différemment : en conscientisant leur futur stratus de déchets, en intégrant dès leurs conceptions la « vie », la « mort » et la « renaissance » de la matière. La méthodologie proposée repose sur 5 étapes essentielles : ReGarder, ReConsidérer, ReApproprier, ReCréer et ReDiriger.   
 

ReGarder 
« Délaissé, abandonné, vil, abîmé, déchiqueté, altéré, négligé, émietté, vieilli, effiloché, tâché, cassé… »(François Dagognet, Des détritus, des déchets, de l’abject. Une philosophie écologique).  

La première étape est de regarder, chercher des accumulations de matière délaissées, observer le contexte et évaluer les outils de production. L’entreprise fabrique des produits, et les déchets qui en résultent aux différentes étapes de production et/ou à la fin de son cycle de vie, se présentent sous différentes formes, tailles, compositions et natures.   

Et, comme chaque entreprise est différente, repérer les gisements de chutes ne suffit pas, il est essentiel d’échanger avec elle pour bien comprendre ses enjeux, mais aussi ses contraintes.Cette étape de travail permet d’apporter une réponse adaptée à chaque cas, car le processus de valorisation, pour être réussi, doit tenir compte de l’histoire de l’entreprise et de ses modes de fabrication.  

 
ReConsidérer 
Une fois l’amas de résidus repéré,il est fréquent que ce ne soit pas en très bon état.Il s’agit donc d’organiser et de trier ces déchets, de les classer et de les sélectionner. Cette étape est essentielle car c’est elle qui donne une nouvelle valeur à la matière récupérée. Soudain, le regard sur la matière change, dévoilant à la fois sa valeur et son potentiel jusqu’ici insoupçonné.  

Comme le disait Tchouang-Tseu « Tout le monde connaît l’utilité de l’utile, mais personne ne connaît l’utilité de l’inutile. ».  

 
ReApproprier 
Si les matériaux récupérés n’ont pas d’historique en tant que produit principal, puisque rejetés du circuit de production, ils vont maintenant servir de base à la création de nouvelles matières.  

L’une des stratégies les plus courantes consiste à déchiqueter les déchets en fragments de taille uniforme. Mais il est également possible d’utiliser la matière dans sa forme et son niveau de complexité initiale et de s’en servir autrement, c’est « la politique du Bernard l’hermite qui s’installe dans les coquilles vides » (la poubelle de l’architecte, de Jean Marc Huygen).  

Dans cette étape, il est primordial de penser ce nouveau matériau comme un futur déchet pour qu’il puisse à son tour être réutilisable. Il par exemple possible de combiner le matériau réutilisé avec un matériau neuf mais du même type (pour ne pas compliquer le futur traitement) pour en faire une nouvelle matière à la base du nouvel objet.  

 
ReCréer 
« La métamorphose n’appelle aucune conversion, ni aucune révolution. Avec elle tout change, sans qu’il soit question de stabilité. Le changement est une manière de conserver »
(L’infinie métamorphose par Jean Lacoste, 5 juin 2020)  

Il s’agit ici de penser totalement à l’envers. Tout part de la matière. Il suffit d’inverser le processus créatif qui commence habituellement par l’idée, en proposant un projet qui découle directement de la matière réemployée. Dans cette avant-dernière étape, il faut imaginer l’usage spécifique du matériau et questionner la forme, toujours en contextualisant l’objet, car cela peut apporter des éléments de réponse.

Et parce que ce nouvel objet deviendra à son tour un déchet, il est essentiel d’intégrer ce futur statut dans le processus de création, en influençant par exemple la forme première de l’objet, en une forme évolutive avec le temps.   

 
ReDiriger 
Dans une société qui a toujours tenté de rediriger et de détourner la nature, souvent avec des résultats désastreux, la possibilité de produire sans générer de déchets est à la fois une promesse écologique ET économique pour l’entreprise.  

Cette 5e et dernière étape consiste à mettre en place un cycle. L’objet doit s’ancrer dans une boucle qui prend en compte autant sa vie, sa mort, que sa renaissance.  

Concrètement, une fois l’objet conceptualisé, il nous faut penser à l’après, au moment où cet objet deviendra à son tour un déchet. Il ne peut pas revenir sur le même modèle et être simplement jeté. Il est toujours composé de matières premières intéressantes qui peuvent servir à la création d’un nouvel objet.  

Cela n’est évidemment possible que si l’entreprise pense en amont le cycle de vie de ce qu’elle produit. À titre d’exemple, une entreprise peut tout aussi bien mettre en place les structures de récupération pour elle-même et inciter, dans le même temps, le consommateur final à « RE-Déposer » l’objet cassé pour lui offrir une énième vie.  

Dans Métamorphose, Emanuele Coccia nous invite à regarder d’un œil neuf ce processus d’apparence banal, nous pouvons n’y voir qu’un symbolisme facile, mais le philosophe fait de la métamorphose la manifestation de la continuité de la vie.  
 

Mises en application
 
Voici ce que j’ai pu réaliser chez Julien Faure, une rubanerie de luxe située au Chambon-Feugerolles et Céramique du Beaujolais à Villefranche-sur-Saône, un atelier de carreaux de céramique artisanaux.  

C’est en me rendant sur place, et en échangeant sur leurs fonctionnements et leurs modes de production que j’ai pu identifier les matières qui pouvaient m’intéresser. (ReGarder)
- Chez Julien Faure, j’ai récupéré des quantités de chutes de fils et de rubans.
- Chez Céramique du Beaujolais, ça a été beaucoup de carreaux cassés, des invendus, et des sceaux de résidus d’éviers.  

Une fois les matières brutes récupérées, le processus de valorisation se met en place. (ReConsidérer)  

S’en suivent les étapes de recherches et d’échantillonnages pour trouver des compositions, des mélanges qui formeront les matériaux de base aux nouveaux objets. (ReApproprier)  

Commence enfin la réflexion autour de l’objet :  

• Pour Julien Faure, leurs rubans ne sont habituellement pas structurants, ils sont décoratifs et utilisés dans la mode de luxe en tant qu’accessoires. Dans la plupart des produit finis leur rubans ne sont qu’une petite partie de l’objet (par exemple un liseré sur une robe). Il était donc important de réaliser un accessoire qui soit le plus mono matière possible, du 100% Julien Faure, et qui utiliserait leurs techniques du tissage. En réunissant ces contraintes et en m’inspirant du travail d’Estelle Bourdet, j’ai dessiné une série de colliers. Des formes simples et graphiques mixant mes recherches autour de gammes de cordes et de fils créé à partir des chutes récupérées. En dessinant un pattern adapté, il devenait alors possible de tisser les colliers sur les machines jacquard de l’entreprise. (ReCréer)  

Une fois usés, ces colliers pourraient être récupérés, puis effilochés pour être refilés et servir de fil de base à de nouveaux colliers.(ReDiriger)  


• Du côté de Céramique du Beaujolais, après avoir trouvé un mélange intéressant composé des résidus d’émail, de terre et de fragments d’anciens carreaux, il me fallait trouver un usage spécifique à ce nouveau matériau et il m’a paru logique de travailler sur le même type d’objet de l’entreprise : une nouvelle forme de carrelage.  
• J’ai donc contacté un artisan carreleur pour assister à un chantier de dépose. C’est à partir des outils utilisés par l’artisan, que j’ai déterminé une forme spécifique qui, dès sa réalisation, prendrait en compte le moment de la dépose. Avec cette nouvelle forme créée à partir de ma matière, le carreau peut être posé une première fois, puis lors de sa future dépose, la cassure se fera au niveau des tranchées où le carreau est moins épais, donc fragilisé. Une fois les morceaux enlevés, de la même manière que de la mosaïque, ils peuvent ensuite être reposés une deuxième fois. On peut dire que c’est une casse ou un défaut « contrôlé ». (ReCréer)  

Le carreau qui serait définitivement cassé après une deuxième dépose, deviendrait des éclats pouvant s’intégrer dans la composition de nouveaux carreaux. (ReDiriger)  

 
AMAS est un projet de recherches et d’expérimentations, né d’un engagement et de la volonté de sensibiliser les entreprises à la valeur de la récupération de leurs déchets, afin de les impliquer dans une économie circulaire,tout en créant des objets qui mettent autant en avant leurs savoir-faire que leurs matières.   
 
Créer des objets n’a de sens que si l’objet est pensé dans et avec tous l’entièreté de son cycle de vie.


⚠️
Votre navigateur est obsolète, l’affichage des contenus n’est pas garanti.
Veuillez effectuer une mise à jour.