Entretien | Biennale 2022 | S'équiper

Que font les designers ? 

Florian Traullé, commissaire de l’exposition Dépliages

par Coline VernayArticle écrit par l'équipe de la recherche design et art de la Cité du design/Esadse.

Qui sont-ils, quel rôle jouent-ils dans une entreprise ? De Léonard de Vinci à Steve Jobs en passant par Jean-Paul Gaultier, Florian Traullé nous partage son point de vue.

Florian Traullé est un designer : commissaire de l’exposition Dépliages de la Biennale Internationale Design Saint-Étienne 2022, il est aussi enseignant, et surtout designer intégré depuis 20 ans chez Salomon, entreprise dans le secteur des sports de montagne.  L’exposition Dépliages est un concept d’exposition pédagogique qui montre de façon très concrète où et comment le travail du designer a modifié ou amélioré des produits ou services. Nous avons rencontré Florian afin d’en savoir plus sur son métier lorsqu’il est pratiqué en entreprise, pour qu’il nous explique, en tant que designer, son rapport à l’industrie et plus largement comment les designers subissent, réagissent ou provoquent des bifurcations.


Quelle est la plus-value du designer intégré au cœur d’une entreprise industrielle ? Qu’est-ce qui le distingue de l’ingénieur, du manager de l’innovation, et du marketeur développeur de produits en particulier ?

La plus-value d’un designer intégré, c’est sa connaissance de l’entreprise et des méthodes de production. Il n’y a pas vraiment de différences entre le designer, l’ingénieur, le manager de l’innovation, le marketeur. Aujourd’hui, nous revenons à l’essentiel. Pour être agile, il faut considérer tous les aspects d’un projet. Un bon designer intégré doit être un touche-à-tout qui comprend toutes les étapes et les interactions de son travail avec les autres métiers. Plus les entreprises sont petites, plus le designer prend en charge les fonctions d’innovation, d’ingénierie, de marketing et de développement.

Plus les entreprises grandissent, plus les tâches se segmentent, les designers sont de plus en plus spécialisés. Chez Salomon, il y a deux types de designers : certains dédiés aux produits textiles « designers soft » (basket, vêtements, sacs…), d’autres « designers hard » (pour les skis, chaussures de ski, casques). Dans ces équipes, il y a encore des spécialités : designers produits, stylistes, maquettistes, designers couleur et matière, graphistes, infographistes… Avec la volonté de transformation digitale, Salomon recrute des modeleurs 3D, des animateurs 3D pour développer de l’imagerie de synthèse et de la réalité virtuelle. Récemment, de nouveaux métiers sont apparus comme designers d’interfaces « UI » qui réfléchissent à la navigation sur nos applications ou sur le Web et même des designers d’expérience « UX » qui travaillent sur la relation des utilisateurs avec les objets. 

Pourtant, il s’agit bien d'un seul et même métier : celui de concepteur qui applique une méthode singulière. Une méthode faite d’observation, de questionnement, d’inspiration artistique et de volonté d’innover. Je retrouve dans un individu tel que Léonard de Vinci, cette approche globale qui caractérise les plus grands designers. D’abord la curiosité et l’intérêt pour le Vivant, avec une volonté profonde de comprendre «comment cela fonctionne». Cela nécessite de l’empathie pour oublier ce que l’on pense savoir et se mettre dans la peau des autres, c’est une qualité qui permet de toucher les usagers au cœur de leurs pratiques, au moment où ils en ont besoin. Le designer doit savoir travailler sur commande comme Léonard de Vinci qui sait répondre aux besoins de François 1er en concevant des machines de guerre, mais aussi un château où se croisent courtisans et espions. L’ensemble de l’œuvre de Vinci, est inspirée par l’observation des mouvements de l’eau, des flux, des vortex. Léonard de Vinci utilise le biomimétisme en reproduisant les spirales et les enroulements de l’eau, il imagine : une écluse, des puits, un hélicoptère, un escalier en double hélice qui évite de se croiser à la montée et la descente pour la confidentialité du château de Chambord.

Une page du Codex Atlanticus sur des systèmes d'irrigation,
Rédigé et dessiné par Léonard de Vinci entre 1480 et 1482
(Milanbibliothèque Ambrosienne, n° f26v)

Avec l’expérience et les échecs, le designer développe des intérêts particuliers pour certains matériaux, certains procédés de conception ou de fabrication. Sa propre méthode prend forme, il n’y a pas de recette, mais un style, une marque de fabrique, jusqu’à l’obsession parfois. Un autre génie, qui est présent dans l’exposition Dépliages, est Jean-Paul Gaultier. Depuis le début de sa carrière, il explore la dualité des genres, les sens et le sexe des signaux que nous mettons en œuvre pour nous habiller. Sa fringale et son intérêt pour les corps qu’il voile et dévoile n’ont pas de limites. Tout petit, il a commencé à travestir son ours en peluche. Ses premiers vêtements étaient des costumes italiens, sur lesquels il venait peindre à la main des bas-résilles, des soutiens-gorges… Au bout de 50 ans de mode, c’est toujours la même méthode, avec un talent fou, une finesse extrême. Il a appris à maîtriser les matériaux, à dompter ses obsessions, et à mettre en scène la dualité des genres. Si bien qu’à la fin, le sous-vêtement devient survêtement et la notion de genre se fusionne. À la Biennale, deux de ses œuvres seront exposées. Des pièces très différentes, mais qui toutes deux montrent le côté subversif de Gaultier, sa façon de jouer avec les codes du moment pour transmettre ses idées.

MDNA World Tour 2012
Corset 3D sur tenue masculine chemise et pantalon pour Madonna
© Jean-Paul Gaultier

Un designer qui se connaît bien doit contrôler ses inspirations et les utiliser comme moteur créatif. Intégré dans une entreprise industrielle, il doit s’intéresser à son fonctionnement organique, comprendre la nature même des techniques et des hommes qui constituent cette industrie, ainsi que ses clients. Le designer intégré doit aussi aider à résoudre les enjeux de concurrence avec d’autres marques en délimitant l’ADN de son entreprise.

Florian Traullé

Comment décririez-vous les relations entre le design intégré et les transformations économiques, industrielles et sociales ? Des exemples permettent-ils de montrer des liens de causalité dans un sens ou un autre, ou des relations plus complexes ?

Au départ, le designer intégré réagit comme n’importe quel employé, en subissant ces transformations. Le contexte de l’industrie est tellement complexe, qu’un seul individu ne peut pas faire grand-chose. La question est : comment le designer va réagir avec son équipe et ses collaborateurs ? Vont-ils pouvoir les analyser et comprendre les enjeux économiques, industriels et sociaux pour créer de la transformation et du changement ? Dans l’entreprise, les organisations sont en mouvement constant. Les équipes autour du designer, son propre poste même, sont soumis à des réorganisations. Sa mission est sans cesse remise en cause, jusqu’à son intitulé de poste qui peut changer régulièrement (ex : « chef de projet innovation » ou « développeur »), ce qui n’empêche pas d’être toujours au cœur du métier. Certaines organisations mettent parfois le designer dans une situation de stress où il doit suivre les tendances et « produire du neuf » - ou l’impression de nouveauté - deux ou trois fois par an pour relancer un business saisonnier. 

Dans ce rythme sans fin, le créatif, qui pense bien faire, oublie parfois que l’innovation vient souvent en changeant de méthode et d’attitude. Avoir le geste juste, être plus consciencieux par rapport à l’utilisation de la matière, ou chercher des changements de process pour moins gaspiller, cela demande d’avoir du temps de réflexion.

Florian Traullé

Mais, pour conclure sur une note plus positive, le designer peut implémenter du changement quand il arrive à un certain niveau de maîtrise de son travail et dans la hiérarchie de son entreprise. Lorsque Steve Jobs imagine que nous pourrions mettre toute notre discothèque dans notre poche, sous un format digital, il fait son « job de designer ». Il pense plus loin, il est dans l’après qui fait la différence.

 Un bon designer doit être capable de proposer une vision à la société, et l’amener vers un changement.

Florian Traullé

Dans une perspective d’anticipation face aux enjeux sociaux et climatiques, quels conseils donneriez-vous aux entreprises industrielles pour utiliser au mieux le design ?

Deux postures sont pour moi importantes et complémentaires : celle d’anticipation et d’action, et celle consistant à se tenir prêt pour réagir à des changements inattendus.

L’exemple de Salomon illustre à la fois la transformation du secteur historique des sports de montagne et la transformation des process de fabrication face aux changements climatiques et sociaux. En 1936, deux semaines de congés payés sont accordées aux Français, le ski, moyen de déplacement et sport local, se développe dans les Alpes. À Annecy, la famille Salomon qui fabrique des lames de scie en acier, entame une première bifurcation. En 1947, dans un garage, Georges Salomon commence à utiliser l’acier pour fabriquer des carres pour les skis. Dès 1957, l’entreprise collabore avec des skieurs locaux et fabrique des fixations de skis à ressorts débrayables. En 1979, l’entreprise devient leader du marché de la chaussure de ski, avec la SX90 dessinée par Roger Tallon. Les sports d’hiver se démocratisent et les stations de ski se multiplient dans les Alpes. Mais avec le réchauffement climatique, l’enneigement ne cesse d’avoir des hauts et des bas. Les entreprises dépendantes du marché des sports d’hiver réalisent la fragilité de leur « business model ». À partir de 1980, Salomon se mondialise en ouvrant les marchés du Japon et des USA pour le snowboard et le ski hors piste. L’ambition est de maintenir un marché à l’année pour ne plus subir le manque de neige. Salomon va réussir cette bifurcation en restant authentique pour les amateurs de sports de montagne. Les Raids aventures vont devenir des trails, puis des ultras, courses estivales avec de gros dénivelés. Salomon contribue activement au développement de ces sports en travaillants sur des chaussures basses légères, des sacs d’hydratation et des vêtements isolants qui permettent d’explorer la montagne toute l’année.

Chaussures de ski entrée arrière SX90, Roger Tallon pour Salomon, 1974 © MAD, Paris/ ADAGP, 2016 / Jean Tholance

Aujourd’hui, grâce à cette adaptation nécessaire au réchauffement climatique, Salomon fait plus de bénéfices sur la course à pied en montagne et sur route que sur le ski. Mais en grandissant l’entreprise doit aussi apprendre à maîtriser son empreinte climatique. Toutes les valeurs de l’éco-conception sont à l’œuvre dans de nombreux endroits de l’entreprise allant de la vente à la conception de produits. Actuellement, nous recevons des prototypes terminés de nos usines, mais aussi tous leurs composants, non-assemblés, non collés. Ces matériaux performants ont tous une provenance spécifique. Nous créons des échelles de valeurs : nous pesons ces matières, et si elles sont recyclées/recyclables, nous leur attribuons des indices supérieurs. Les standards sont connus, et de plus en plus de salariés sont formés et dédiés à ces analyses. En plus de tout ce qui concerne le produit en lui-même, pour faire un vrai bilan carbone, nous prenons en compte les critères logistiques (transports), la gestion des bâtiments (énergie), la politique RH (télétravail)… Bref, nous nous adaptons constamment à l’évolution du marché en opérant une transition entre des produits qui favorisent la surchauffe climatique comme le ski de descente (remontées mécaniques, neige artificielle) vers le ski de randonnée (remontées musculaires, neige fraîche), ou encore des objets, des vêtements d’adaptation au changement climatique.

Basket Index-01 recyclable ©Salomon

Mon premier conseil serait donc : « DO LESS BUT BETTER » comme le proclamait Dieter Rams chez Braun. En faisant moins et mieux, nous pourrons augmenter la qualité environnementale de notre production. Il faut cultiver un certain recul sur notre outil industriel. Actuellement, les entreprises qui veulent évoluer positivement commencent par mesurer l’impact de leur activité. Mais quels sont les critères pour mesurer l’impact de chaque industrie ? Ces critères sont-ils partagés par toutes les entreprises ?
En choisissant le pourcentage de matière recyclée, recyclable, biodégradable, ou la fabrication relocalisée, ou le nombre de retours client, ou le cycle de vie, nous avons bien du mal à comparer les entreprises pour un produit similaire. Il y a un consensus sur le choix de l’émission de CO2 comme marqueur commun à l’activité industrielle, mais la rigueur avec laquelle chaque entreprise va mesurer son empreinte carbone peut donner des résultats très variables.
Mon deuxième conseil s’attache à questionner nos comportements d’usagers. Ce que j’observe au quotidien, à Annecy, c’est que beaucoup de jeunes ont encore des emplois saisonniers et vivent au rythme du tourisme (hiver ski, été randonnées). En 2021, la crise du Covid a stoppé toute l’activité touristique et pourtant la neige était au rendez-vous. Lorsque nous avons été déconfinés, les remontées mécaniques étaient à l’arrêt pour éviter la pandémie. En réduisant notre activité vers les stations de ski et en émettant moins de CO2 (plus d’avion, pas de business en montagne), avons-nous eu un impact positif sur l’enneigement ? Certains le soutiennent. Comment trouver l’équilibre : entre une activité qui, si elle est trop développée, engendre des dérèglements climatiques et un besoin pour les entreprises d’aller toujours plus loin ? 

Quels sont, selon vous, les enjeux en termes de formation pour les futurs designers industriels ? Et quelles sont vos projections sur l’évolution du métier ?

Parmi les outils qu’ils devront maîtriser, il y aura toujours le dessin. J’ai la chance d’enseigner le design à des étudiants en biomécanique ou en marketing et communication. Je donne un cours sur les techniques de la perspective, selon Albrecht Dürer et Léonard de Vinci. Pour dessiner en 3D, pas besoin d’ordinateur ni d’électricité, il suffit d’une feuille et d’un crayon. Avec un dessein et un dessin, ils pourront dialoguer avec tous les métiers du monde. Le dessin est le langage universel qui leur servira lorsqu’ils seront dans une usine sans maîtrise de la langue locale ou du process de fabrication. Le dessin va leur permettre de communiquer et de résoudre des problèmes techniques. Pour les désinhiber face à leur qualité de dessinateur, je leur montre un dessin de toiture réalisé par l’architecte Jean Prouvé. La vue en coupe n’est pas précise, la perspective n’est pas parfaite, pourtant tout est décrit dans ce croquis : les assemblages, l’évacuation des eaux de pluie, les ponts thermiques. Avec ce dessin, Prouvé implique ses collaborateurs : « Comment assembler cette maison rapidement sans sacrifier son isolation ? » J’explique enfin aux étudiants que grâce à ce dessin, tous les métiers vont pouvoir dialoguer. L’architecte, le mécanicien, l’ingénieur, le monteur, le responsable du chantier, ont tous leur jargon. Le dessin permet une mise à plat des solutions et une co-construction en équipe en se passant le crayon entre collègues.

« Disposition moins favorable pour l'isolement entre deux panneaux et plafond » - coupe et perspective de 1948.
© Audrey Laurans, Centre Georges Pompidou, MNAM-CCI

Aujourd’hui, les entreprises ont besoin de designers rapides et consciencieux. Il est important de donner du souffle aux étudiants et de les préparer à toutes les situations de stress créatif. La France forme beaucoup de designers. Les entreprises ne pourront pas tous les incorporer. Il faut donc que ces jeunes designers apprennent la souplesse, l’agilité et surtout la polyvalence. Les designers du futur doivent connaître tous les métiers de l’écosystème avec lequel ils interagiront. Demain, j’espère que les designers intégrés auront du temps pour réfléchir à l’aspect durable de leurs créations. J’imagine qu’ils devront apprendre à travailler avec des chimistes et des climatologues, des experts en matériaux et en éco-conception. Une belle évolution du métier qui s’orienterait vers des projets impliquants des biomatériaux plus respectueux de nos corps et de l’environnement.

 Il est important de donner du souffle aux étudiants et de les préparer à toutes les situations de stress créatif. 

Florian Traullé

Par son expérience et son regard critique de commissaire, Florian Traullé dépeint la figure du designer intégré en entreprise :
- d’abord comme un créateur, auteur négociant avec ses obsessions, ses attraits, son regard sur le monde;
- avec une approche globale, il s’intéresse aux produits mais aussi aux systèmes dans lesquels ils sont conçus, fabriqués et utilisés, ce qui témoigne de son intérêt pour l’innovation;
- et enfin avec empathie, au plus proche de l’usager.
Le designer observe ou provoque les bifurcations aussi bien sociales qu’environnementales : un travail fin qui s’incarne dans l’exposition Dépliages.

par Coline VernayArticle écrit par l'équipe de la recherche design et art de la Cité du design/Esadse.


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