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Une autre approche de l’automobile

Choisir l’essentiel : quand le design déconstruit l’objet emblématique de la mobilité

par Coline Vernay

Une image qui interroge l’objet automobile, ses passagers, ses environnements, ses rapports au monde. © Greg Hewgill, Orana Wildlife Park, 2006

Consommation des ressources et génération de multiples pollutions, dépendances aux technologies et aux énergies, moteur économique et congestion routière... La question de nos modes de transport est au centre de nombreux débats contemporains. Le design peut leur proposer un éclairage original, apporter des clés de compréhension. Entretien avec Olivier Peyricot, directeur de la recherche de la Biennale Internationale Design de Saint-Étienne et co-commissaire avec Anne Chaniolleau de l’exposition Autofiction. Une biographie de l’objet automobile.

Bonjour Olivier, pour commencer, peux-tu nous expliquer comment est né ce projet d’exposition ?

L’exposition Autofiction a pour sous-titre biographie de l’objet automobile : c’est la seule exposition de la Biennale qui part d’un objet et le déconstruit. Elle propose une méthode, pour le regarder avec les lunettes filtrantes d’un designer, c’est-à-dire comme un empilement de systèmes, quelque chose qui est relié à plusieurs contextes. Le principe de l’exposition est d’essayer de comprendre en quoi cet objet « automobile » est lié à de multiples informations qui le forgent, le sculpte, le génère. Il n’y a pas uniquement le dessin à la base de l’automobile, l’exposition sort de cette approche convenue de montrer la « belle forme ». Si on montre cet objet ainsi, sous forme de biographie dans le cadre de la biennale, c’est parce que le design est un outil de compréhension de l’environnement matériel. Là, on a typiquement une lecture design d’un objet, en l’inscrivant dans un monde où il est interconnecté. Ce qui nous intéresse est ce à quoi il est relié, ce qui le génère, et ce qu’il génère car l’automobile produit aussi beaucoup de choses.

Avec ma co-commissaire Anne Chaniolleau, on travaille ensemble depuis plusieurs années. On a souvent co-écrit des réflexions sur le monde matériel, réalisé des projets plutôt expérimentaux, poétiques, des fanzines etc. qui nous ont permis de forger notre regard à la fois critique et amusé sur nos environnements et nos mœurs.

Quels liens existent entre votre exposition et la thématique générale de la Biennale : les bifurcations ?

Pour nous, cette thématique n’est pas abordée sous l’angle de « on bifurque ». C’est plutôt : si on bifurque, à quoi sert le design ? A-t-il des choses à apporter ? Des méthodologies ? Des modes de compréhension de l’environnement matériel qui peuvent être partageables avec le plus grand nombre ? C’est le propos de notre exposition Autofiction.

Comme la voiture est un objet de passion, de grand intérêt pour beaucoup de gens, c’est aussi dire au public : ne la regardez pas avec vos filtres habituels qui s’intéressent à la beauté ou la puissance, ou le statut qu’elle peut apporter. Au contraire, regardons comment cet objet puise dans les ressources, comment il est dessiné par la loi, comment il sert une vision masculine du monde, comment il s’autodétruit et se régénère, etc.
À travers cette exposition, on essaye de raconter des choix technologiques. Par exemple, on fait un point sur le véhicule autonome. On va montrer comment au MIT s’est posée la question de ce que choisit l’algorithme en cas d’accident de ces véhicules autonomes. C’est la question dite de la moral machine1, qui se pose pour tous les algorithmes, qui décident à la place de l’humain. La voiture autonome génère ce type de questionnements éthiques et moraux sur notre rapport aux environnements.
Dans l’exposition, il y aura par exemple la conférence d’Olivier Bosson sur Hélène Herzberg, la première femme qui a été tuée par un véhicule autonome, un SUV Volvo d’Uber bardé de capteurs. Cette femme a été maltraitée par les médias, puis ça a été le tour de la conductrice qui n’était là que pour surveiller les instruments, alors qu’en face, on ne sait toujours pas qui sont les ingénieurs et les managers responsables du dispositif chez Uber. Cela renvoie à des couches technologiques qui enserrent les individus dans des situations non-maîtrisables ainsi qu’à la question de qui a la capacité de décider si oui ou non un choix technologique peut s’imposer sans débat profond.

Comment l’exposition sera-t-elle structurée ? Qu’allez-vous présenter ?

C’est une exposition documentaire. Elle est construite en trois parties :
La première est constituée de documents et d’objets biographiques. Elle montre des angles de vision singuliers sur l’automobile : la figure du pilote, la façon dont la vitesse est apparue comme valeur dans la société, le droit, le corps, les ressources… tout ça renvoie à des positions de l’homme (là on parle de l’homme blanc occidental et sa façon de se voir en mouvement).

La deuxième partie s’intéresse aux grandes entreprises, qui sont des lieux de conception de véhicules, et à leurs visions. Chez Tesla par exemple il y a quelque chose de nouveau, avec la disparition simultanée du conducteur et de l’ouvrier dans l’usine, au profit du passager et du robot. C’est une grande évolution structurelle de la pensée d’ingénierie, c’est aussi pour ça qu’on va parler dans l’exposition du véhicule autonome car il renvoie à une pensée de la voiture comme un objet captant, générateur et capteur de data, plus proche de ce qu’est un téléphone aujourd’hui. Nous allons aussi rentrer dans les studios de la direction du design de Peugeot. Ainsi, nous pourrons voir le travail de ses designers, qui ont une culture de la forme incroyable et sont de véritables sémiologues qui utilisent des outils de conception ultra-précis.

La dernière partie ouvre sur les perspectives contemporaines : comment se reposent les questions de la mobilité aujourd’hui. On y évoque par exemple les hybrides entre voitures électriques et vélos qui correspondent à une tendance de fond en milieux urbains qui est d’accueillir de multiples nouvelles typologies de véhicules qui peuvent circuler simultanément. On y présente aussi des personnes qui travaillent la voiture comme matière première, cherchant quoi faire de cette ferraille, questionnant l’imaginaire productif qui est généré… Il s’agit de la réappropriation de la technique et des différents matériaux. On a aussi des propositions pour nourrir et documenter les gens, pour aider la prise de décisions sur l’objet technique. À la fin, une voiture-museum sera exposée, comme un condensé de l’exposition, boite à outil qui servira de base de données pour d’hypothétiques assemblées de démocratie technique. Une démocratie technique, c’est l’idée que le débat sur tout objet technique, tel qu’Ivan Illich a pu inciter à le faire dans ses ouvrages des années 1970, se fait collectivement, et permet d’essayer de comprendre en quoi cet objet socialement nous intéresse ou non, et comment on le réforme, comment on le fait évoluer, comment on le fait renaître... Dans notre société technicienne, la démocratie technique2 manque à plein de niveaux : sur les choix alimentaires, sur le choix des infrastructures (5G, tout numérique…), sur l’hydrogène ou l’électrique, sur la mobilité, plus largement sur les mutations technologiques… il faut en provoquer de plus en plus, avec l’outil remarquable qu’est le design.

C’est l’idée de repenser collectivement les besoins ?

Oui, il y avait les cahiers de doléances proposés par Bruno Latour pendant la pandémie, où l’on disait « ce à quoi on tient » pour, à partir de là seulement, démarrer l’élaboration d’une stratégie. Selon moi, il faut en plus construire des outils pour arriver à documenter « ce à quoi on tient ». Ce n’est pas seulement avec les outils culturels de l’école actuelle qu’on pourra faire de la technique un sujet politique et social pour les jeunes. Alors, l’assemblée technique, on va la faire partout, avec des formations au design, avec des tiers-lieux, avec des lieux de débats, avec des médias...De petits tiers-lieux traitent de questions énormes : celle de l’intelligence artificielle par exemple, au même niveau que le MIT ou dans les labos des grands groupes. Cette capacité est formidable et peut donner une idée de comment se pratique la démocratie technique : il s’agit de documenter, mettre en regard les informations et débattre. On est dans une société qui est en capacité de débattre des enjeux techniques : la voiture, la route, la gomme du pneu, le feu rouge… Il y a toujours dans les groupes des personnes sources de connaissance pour chaque sujet. Dans un collectif, on peut voir comment ça marche, comment par exemple une route n’est pas qu’une épaisseur de macadam mais des couches et des sous-couches qui filtrent ou empêchent l’eau de passer, ce qui remplit des fossés, impacte des zones périphériques etc. On peut commencer à comprendre l’objet ramifié, ne plus voir la route comme un objet banal, regarder les choses différemment. Cela provoque à chaque fois de nouvelles questions sur l’urbanisme, sur le partage des espaces, etc.

©velorution http://velorution.org/

Gilets jaunes, Reclaim The Street, Velorution... La voiture se retrouve régulièrement au cœur de luttes sociales.

Dans les situations où les rapports de force sont poussés à leur paroxysme par l’État et les manifestants, la voiture, qui est un objet d’origine pétrolière, brûle très bien. La contestation des gilets jaunes démarre de la condition métropolitaine de tous les pays, où les désagréments liés à la métropolisation sont présents (accélération, stress...) quel que soit le lieu, périphérie ou campagne inclus. Cela sans les qualités de service du centre-ville et surtout sans espaces de contact avec la décision démocratique. Le rond-point est le symbole de ce mode de distribution métropolitain sur l’ensemble du territoire.3 La voiture, elle aussi est un produit de cette situation, bien plus coupable, car elle porte en elle bien avant 2019 les germes de ce sprawl (étalement) de la modernité. Et cela grâce à sa qualité moyenne : elle sert un peu à tout, elle répond moyennement à chaque besoin de déplacement, sans être jamais optimum (coincée dans des bouchons, errante à la recherche d’une place de parking, confrontée au risque de l’accident, etc.). C’est un objet très familier qui est révélateur de la crise structurelle profonde qui nous perturbe.

Illich dans Énergie et Équité parlait de « L’esclavage de la circulation ». Les actions de Reclaim The Street (RTS) à la fin des années 90 (free party gigantesques bloquants les routes etc.) semblent s’inscrire dans cette même vision...

C’est la vision de l’usage de la route, qui est arrivée très tôt quand les publicitaires se sont dits qu’il fallait installer des panneaux sous les yeux des automobilistes, qui avaient du « temps de disponible » pendant leurs trajets. Heureusement, ils les ont enlevées du bord des autoroutes car c’était dangereux. Learning from Las Vegas (de Scott-Brown, Venturi et Izenour, une étude urbaine de 1972), est un bouquin qui parle vraiment de ça : c’est le paroxysme de cette idée d’un paysage cartoonesque de publicité, d’une voiture comme un écran de captation de ce paysage-là. La métaphore cinéma/automobile est aussi présente dans l’exposition, car ils naissent en même temps. Ce sont deux techniques qui vont très bien ensemble : deux principes mécaniques tournant, qui génèrent une perception particulière du paysage.

La voiture est vraiment un truc extrêmement intégré au capitalisme, qui sert au développement du capitalisme aussi, qui emporte avec elle toute la question d’invisibiliser les impacts.

Olivier Peyricot

Quand Illich parle du transport, c’est par exemple en ces termes : « Le transport est un mode de circulation fondé sur l’utilisation intensive du capital (...) un produit de l’industrie dont les usagers sont les clients. C’est une marchandise affectée de rareté. » Le transport est-il intrinsèquement lié au modèle économique capitaliste ?

Le cinéma et l’automobile se développent dans un environnement qui est très perméable aux besoins du capitalisme de diffuser des informations sur la marchandisation du monde etc. La voiture est vraiment un truc extrêmement intégré au capitalisme, qui sert au développement du capitalisme aussi, qui emporte avec elle toute la question d’invisibiliser les impacts. Quand on est dans la voiture, on est sur une route lisse dans un paysage rugueux. On ne subit du paysage que l’image du paysage. On subit les intempéries bien sûr, mais on met les essuie-glaces, qui correspond d’ailleurs à un geste de panique (rires). On ne voit pas sur quelles ressources on repose, elles sont invisibilisées. Dans ta voiture, tu mets du carburant, un « truc sous terre disponible sans contrepartie », en effet, certains le prennent gratuitement sans rien reverser aux autres, puis le font payer. Une voiture c’est des milliers de matériaux, énormément de plastiques… c’est un objet très lié à la sphère pétrolière, dans tout son développement délirant du 20e siècle. Aussi, les voitures sont de plus en plus consommatrices de matériaux rares, dans l’électronique.

Ce qui doit encore complexifier la question du recyclage...

Le recyclage est une incitation à consommer plus de modèles neufs aujourd’hui, comme avec la prime à la casse pour des véhicules qui ont plus de 10 ans. 10 ans ce n’est rien pour un véhicule robuste. De plus, on recycle environ 30 % seulement d’une automobile dans les processus actuels, du fait de la diversité des modèles, des matériaux et de la complexité des composites.

En Europe, malheureusement, on crée des lois qui détruisent le patrimoine, alors qu’il est absurde de jeter des objets qu’il suffirait de maintenir.

Olivier Peyricot

Philippe Bihouix dans L’âge des low tech parle beaucoup de l’automobile.

Il donne notamment l’exemple du rechapage, technique qui permet de ne changer que la bande de roulement et pas toute la structure du pneu, et qui pourrait diviser la consommation des pneus par 3 sans altérer le « confort » des consommateurs.

Si le design met en place parfois de l’obsolescence programmée dans les voitures, est-ce qu’on a aussi des designers qui font des proposition « bifurcantes » ?

Dans l’industrie automobile, il y en a peu. Dans les alternatives, il y a un truc que j’aime beaucoup, qui vient de la culture américaine : le retrofit. Cela consiste à remplacer le moteur thermique d’une voiture par un moteur électrique.
Ce qui est intéressant avec le retrofit c’est que l’idée de prendre des voitures anciennes, souvent fétiches, permet la conservation du parc automobile. Le gros problème, c’est qu’avec les lois européennes qui cherchent à faire vendre plus de voitures neuves, il faut faire sortir les voitures du parc. Les voitures qui ont 10 ans, très intéressantes à retrofitter parce que leurs matériaux ne sont pas abîmés, sortent du parc du fait des primes à la casse et des lois de centre-ville propre. On dégage des bagnoles sous prétexte qu’elles ont 10-20 ans, alors qu’au contraire, surtout les voitures solides et bien conçues comme par exemple les Volvos, il faudrait les faire durer 40, 50, 60 ans : là ça devient intéressant. On a su faire des voitures durables, avec des pièces faciles à changer… Ma mère a eu une 4L pendant 30 ans, et l’a revendue ; quelqu’un a donc encore roulé avec après. On ne sait plus/ on ne veut plus le faire. Il y a un espoir du côté du retrofit, mais en ce moment les côtes des voitures anciennes ne font que flamber, justement parce qu’on sort beaucoup de voitures du marché. Les côtes des véhicules qu’on appelle les « young timer », qui ont moins de 30 ans, s’envolent car elles deviennent rares à force d’être détruites. Ce phénomène empêche l’épanouissement de la philosophie du retrofit ou de n’importe quelle solution de maintenance du parc auto des 30 dernières années, ça ne devient que du très haut de gamme. Pour faire rétrofiter une voiture il faut compter de 25 à 65 000 €, c’est quand même très cher, mais c’est là où il peut y avoir une filière qui s’organise, notamment aux USA où le parc est énorme. En Europe, malheureusement, on crée des lois qui détruisent le patrimoine, alors qu’il est absurde de jeter des objets qu’il suffirait de maintenir.

À quoi ressemble le travail des designers de voiture aujourd’hui ?

Les designers auto d’aujourd’hui travaillent sur des questions de dessins qui sont devenues centrales dans leurs réflexions : ils réfléchissent en termes d’identité de marque, la voiture est un objet de pure identité. Dans l’expo, on présente le travail des designers actuels de Peugeot. Ces designers sont d’incroyables sémioticiens, ils travaillent par exemple sur la tension d’une courbe à quelques millimètres près pour signifier quelque chose de précis, une personnalité, une identité… c’est un travail de sémiotique de l’objet. Ce sont des experts de ces signifiants, qui sont partagés par les services de com’ et un public qui sait lire des informations sur cet objet. La voiture est vraiment un objet sculptural que la société décrypte en permanence : les phares sont les yeux, la calandre c’est la bouche… et quand on entre dans la voiture on continue sur les codes du salon, de la domesticité. Ces codes les gens savent très bien les lire, car ils sont partagés massivement, via des revues, via le temps de pub télévisuelle et partout où on voit des voitures : la voiture est l’objet sculptural que tout le monde partage. Les gens sont extrêmement gourmands de l’ensemble des détails qui signifient quelque chose pour eux, il y a un véritable public qui débat de ça.

Et quelles sont les problématiques rencontrées par les ingénieurs et concepteurs d’automobiles et d’infrastructures ?

La voiture est une machine, comme tout objet technique il a des seuils d’efficacité, au-delà d’un certain seuil il n’est plus efficace, il faut compenser. C’est la question de l’efficacité d’un objet technique, sur laquelle repose une grosse part de l’ingénierie. Par exemple, en dessous de 30 km/heure il n’y a pas besoin de protections, mais au-delà de 30 km/heure il faut commencer à rajouter des pare-chocs, des air-bags etc, pour protéger la personne dans l’habitacle et la personne à l’extérieur. Autre exemple : les vitres droites fonctionnaient jusqu’à une certaine vitesse, mais au-delà de 50 km/heure elles vibraient et se cassaient… La voiture a grandi comme ça : lorsqu’elle n’était plus « efficace » arrivée à certains seuils, elle s’est faite « compléter ». Sortir de la route à 60 km/heure dans une boite en métal, c’est déjà une catastrophe, alors plus la vitesse augmente plus on est obligé de légiférer, mettre des rambardes de sécurité, des ceintures, des passages piétons... Le piéton est progressivement exclu du centre de la rue, la loi le discipline pour laisser passer la voiture. Les surfaces bitumées dans le monde sont de plus en plus colossales, les déploiements de km dédiés à la voiture occupent de plus en plus de surface habitable ou cultivable.4 Et paradoxalement, les voitures doivent, elles aussi, s’adapter à des environnements de plus en plus complexes, de plus en plus saturés. Du coup, on leur ajoute des technologies : de l’ABS, des Airbags, des assurances, etc. On franchit des seuils… Lorsqu’un objet est censé faciliter quelque chose – ici la vitesse de mobilité –, avant de le mettre en place il faudrait qu’on regarde ce que ça va impacter socialement, mais on ne le fait pas évidemment. On revient à ce qu’on disait plus haut, la question de la démocratie technique. Sur ces histoires d’efficacité technique au-delà d’un certain seuil, il faut reprendre les textes précurseurs d’Ivan Illich.

Ivan Illich parle notamment de « se résigner à l’aménagement du pays non pour les hommes mais pour les voitures »

Sa description des ensembles techniques est incroyable. Sa théorie était élaborée dans une période ou la métropolisation n’était pas aussi avancée qu’aujourd’hui. Aujourd’hui, l’Europe est un territoire métropolitain à 100 %. Il reste peut-être les montagnes, et encore elles sont intégrées à l’urbain car ce sont les zones de loisirs des métropoles. Comme nous vivons désormais sur l’un des continents les plus denses en termes de villes, il faut se re-situer pour entendre Illich, qui écrit d’une période bien différente. Celui qui vit à la campagne aujourd’hui, comment fait-il pour se déplacer ? Les usages que nous avons, les uns et les autres, de la mobilité, font avec des contraintes. On ne peut pas avoir une vision globale, programmatique, généralisée sans faire des dégâts, de grands dégâts. Il y aura toujours des gens exclus par l’innovation à tout crin, car celle-ci se veut arc-boutée sur la flèche du progrès. Elle ne consolide rien de l’existant et c’est la principale erreur de cette idéologie fourre-tout de l’innovation. L’avantage de la voiture est que c’est un objet extrêmement polyvalent qui finalement permet d’aller partout, de palier toutes les distances (500m comme 1000km) , transporter 5 personnes ou 200 kg de marchandises à l’intérieur... Mais, elle n’est pas idéale pour transporter plus de marchandises, pas idéale non plus pour transporter cinq personnes qui ne vont pas forcément au même endroit... en fait elle est idéale pour une personne mais elle est justement néfaste quand il n’y a qu’une personne qui l’utilise. C’est pour ça qu’on a maintenant une diversité d’offre autour de la voiture qui va du gyrowheel électrique, de la trottinette, du service chauffeur Uber ou Bla-Bla car à des espèces d’hybrides, quad, Twizy et objets beaucoup plus gros comme le camping-car. On a vu que ça crée plein de contre-propositions et de variantes. Quoi qu’il arrive, cela provoque de la quantité, de la congestion, parce que la voiture est un objet qui est pensé pour la grande échelle, et qui génère de la grande échelle en permanence, du systémique. On peut penser que la voiture fait du détail et du service à la personne, mais en réalité elle surdimensionne tout, elle réduit les autres espaces et les capacités structurelles de liberté, elle génère de la mondialisation. C’est en ça que c’est un objet important comme le téléphone ou l’ordinateur, qui fait muter profondément la société.

Avec ces récentes évolutions, comment le développement de la voiture a-t-il impacté nos imaginaires ?

La voiture fonctionne en quelque sorte « dans un tunnel ». L’image d’une voiture donnant accès à une nature sauvage, souvent relayée par la pub, est complétement fausse. L’automobile roule sur une couche de bitume qui varie de 50 cm à plusieurs mètres d’épaisseur, de drainages, de rambardes, ferrailles… Elle va d’un parking à un autre, se déplace dans un « tunnel », dans lequel parfois des piétons passent et se font écraser (voir pour cela l’excellente conférence performée d’Olivier Bosson « 3 morts brutales »).
Une voiture qui va a 120 km/heure aujourd’hui ne va à cette vitesse qu’un certain temps, dans des environnements extrêmement contrôlés : les autoroutes. La réalité c’est que pour aller de temps en temps très vite (par exemple faire Paris-Marseille en 5h), une voiture occupe de l’espace et ne roule pas environ 90% du temps : c‘est un objet extrêmement absurde sur plein d’aspects. Ce n’est pas un « truc d’écolo » que de dire ça ; la question est celle du rétrécissement des imaginaires de conception technique dans notre société. On construit des imaginaires techniques sur des bases trop fragiles, on est accroché à cette idée que l’homme gaspille par nature. Il est en effet dans un trop-plein énergétique permanent.5 Mais il peut orienter ce trop-plein, non pas dans une célébration par toujours plus de matières et d’externalités consommées, mais par une redistribution de cette énergie dans ses contraintes primitives : déplacement lent, économie d’énergie, de matière, invention de nouvelles relations matérielles...
L’art et le design sont utiles pour cela. La voiture, de son côté, est typiquement un objet anthropocénique, qui fascine, sur-dépense.

Massivement, ces voitures sont destinées à être détruites : c’est une aberration. On n’a jamais mis autant de matières à construire une voiture, et autant d’énergie à les détruire.

Olivier Peyricot, à propos des SUV

La publicité automobile selon le Mathieu Chassignet « occupe toujours le second rang des annonceurs, avec environ 3,3 milliards de dépenses en 2018 (soit environ 1 500 € de dépenses de publicité pour chaque voiture vendue en France). » Aujourd’hui, elles sont à la fois régulièrement accusées de greenwashing, et attaquées pour la promotion des SUV (WWF France a réalisé deux enquêtes et « appelle le gouvernement à inciter sans attendre les constructeurs à privilégier des solutions plus légères, moins dommageables au climat et plus favorables à leur pouvoir d’achat. »)

Le problème avec le SUV (et ça ne va pas s’arranger avec le SUV électrique)6, c’est que c’est une masse de matière, de composites compliqués, dont l’obsolescence est programmée : gros pneus qui coûtent chers, consommation excessive, beaucoup d’électronique embarquée dont l’obsolescence des composants est annoncée, équipements cheap pour gagner sur le prix de production, beaucoup de pièces d’ornement, factices, fragiles : ça va très mal se revendre. De plus, ce sont majoritairement des diesels, ils seront bientôt passés de mode, on le sait par avance. Cela va provoquer un arrivage monstrueux de bagnoles de seconde main dont on ne saura pas quoi faire. Sous la pression des industriels pour renouveler le parc des véhicules neufs, l’État risque de raccourcir encore les délais d’obsolescence des voitures pour pouvoir les faire passer à la casse. Massivement, ces voitures sont destinées à être détruites : c’est une aberration. On n’a jamais mis autant de matières à construire une voiture, et autant d’énergie à les détruire.

Pour conclure, comment ce regard porté sur la voiture par un designer permet-il des bifurcations ?

La Biennale des Bifurcations montre comment tout est imbriqué dans un système technique dont on a perdu le contrôle : ce système fonctionne tout seul et génère de la masse en permanence. Il faut déconstruire ces ensembles pour les comprendre, et ensuite les mettre en débat : faire des biographies de ces objets complexes. Il s’agit de déconstruire l’idée que l’on est dans une opposition frontale entre des gens qui seraient « contre » l’automobile et d’autres qui seraient « pour ». Si on reste sur un tel débat, il y aura d’un côté les ingénieurs d’Uber qui suivent des feuilles de route dont on ne sait rien, et de l’autre les abandonnés qui se font écraser. Ce ne sont que de stériles rapports de force : une société civile contre une société d’ingénierie qui se réfugie derrière les marques.
L’exposition Autofiction nourrit les savoirs autour de l’objet automobile et du système qui lui est connecté afin d’alimenter les débats et accompagner la prise de décision collective.

par Coline Vernay

1Voir le site du programme développé par le MIT www.moralmachine.net
2Agir dans un monde incertain, essai sur la démocratie technique, Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Point, 2014
3Critical Spatial Practice no 06 – The Roundabout Revolutions, Eyal Weizman, Presses du réel, 2015
4Voir notamment l’article 25 millions de kilomètres de routes nouvelles sur www.lemonde.fr.
5Georges Bataille, La part maudite, éditions de Minuit, 1949
6Voir les enquêtes très complètes de la journaliste Celia Izoard : reporterre.net/non-la-voiture-electrique-n-est-pas-ecologique

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