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Entretien avec Arthur Benyaya Cazorla, designer-chercheur : « Tel est le super-pouvoir des artistes et designers ! »

Journal d'un projet de recherche : Ill communication, épisode 1

par Émilie PerottoBlog
Sculpture Industrielle

Enveloppe contenant 2 cartes postales à destination de Londres, déposée sur le quai d'une gare parisienne. © Arthur Benyaya Cazorla

Dans le cadre du laboratoire Spacetelling, et de mon axe de recherche Sculpture Industrielle, j'ai tenté à la rentrée 2024 de lancer un projet de recherche titré Ill communication, ouvert aux étudiant·e·s de master de l'Esadse. À l'évidence, la façon dont j'ai présenté le projet, ainsi que sa méthode, ne fonctionne pas. J'ai décidé de faire machine arrière, de revenir vers mes intuitions premières pour reconstruire ce projet à partir d'un nouvel angle. J'ai pensé qu'un entretien avec Arthur Benyaya Cazorla (DNSEP ACDC_espaces 2022) pourrait m'aider à y voir plus clair.

– Émilie Perotto

Émilie Perotto :
Arthur, j’ai eu envie d’échanger avec toi à propos d’un projet que tu as expérimenté au cours de tes études à l’Esadse, car j’y ai beaucoup pensé quand j’ai réfléchi au projet Ill Communication que je construis actuellement au sein de Sculpture Industrielle, mon axe de recherche au sein de l’unité de recherche Spacetelling.
Je souhaite développer avec des étudiant.e.s une expérimentation plastique au sujet - et à travers - des moyens de communication tangibles, en omettant complètement le smartphone et les courriels. L’enjeu de cette investigation serait d’expérimenter concrètement la construction d’un projet collectif en communiquant uniquement avec des éléments matériels (par exemple : courrier postal, pigeon voyageur, morse, etc…). Dans un coin de ma tête, il y a paradoxalement l'exposition Art by telephone au Chicago Museum de 19691, mais aussi les Telephone pictures de Lazlo Moholy Nagy de 19232, dans le cadre desquelles le moyen de communication du projet est au centre de l’œuvre. Bien que dans ces 2 cas, il y ait utilisation du téléphone (que je refuse pour Ill Communication), nous sommes loin du smartphone portatif, mais plus du côté du téléphone fixé dans un lieu, du téléphone qui fait lieu. Dans un autre coin de ma tête, il y a les cartes postales de Endre Tót3. Et dans un autre coin de ma tête, il y a ton projet, que tu n’as jamais fini, et qui, on y viendra plus tard, me semble être réussi, car les cartes postales ne te sont jamais revenues. Peux-tu décrire ce projet ?

Arthur Benyaya Cazorla :
C’est un projet qui a débuté en 2018 et qui m’a suivi périodiquement jusqu’en 2021. Ça fait donc près de 3 ans que je ne n’y suis pas revenu et qu’il demeure en suspens. J’ai par conséquent beaucoup de recul par rapport à ce travail mais je vais essayer de repartir du début.

À ce moment, en 2018 donc, je venais de terminer La Zone du Dehors d’Alain Damasio4, je commençais à entendre parler de mesures mises en place par le gouvernement chinois pour contrôler sa population, et je découvrais l’existence de sites web diffusant le contenu de caméras de vidéosurveillance non-sécurisées. C’est dans ce terreau qu’a émergé le projet. L’idée était de travailler à partir d’images de caméras de surveillance librement accessibles sur Internet.

Pour faire un micro point technique : lorsque l’on achète une caméra de vidéosurveillance connectée, on est invité à définir un mot de passe pour la protéger. Si on ne le fait pas (ou si on laisse le mot de passe par défaut), la caméra sera potentiellement librement accessible sur Internet. Un certain nombre de sites web se sont en effet spécialisés dans l’indexation des caméras non sécurisées et proposent l’accès à des milliers de caméras en streaming5.

J’ai donc commencé à arpenter des sites et à visionner des centaines d’images de caméra de vidéosurveillance. Outre la facilité d’accès au site6, j’ai rapidement été surpris par deux choses. Premièrement, il a été assez impressionnant (et inquiétant) de voir à quelle vitesse je me suis habitué à ces images. Les premières pages me mettaient mal à l’aise mais ce sentiment s’est rapidement estompé. J’ai commencé à consommer ces images comme n’importe lesquelles. La deuxième chose qui m’a surpris (et qui explique peut-être en partie mon insensibilité), c’est l’extrême banalité de ces images. Leur accès étant interdit, on s’imagine qu’on va y découvrir des scènes surprenantes voir inquiétantes. En pratique, il ne se passe rien. L’immense majorité de ces images est d’un ennui total, sans aucun intérêt en soi. Les caméras montrent la réalité, le quotidien, l’anodin.

Capture écran de la page 6 du site insecam.com répertoriant des caméras de vidéosurveillance non protégées © Arthur Benyaya Cazorla

Il existe toutefois des exceptions à ces deux constats. Je tombais parfois sur des scènes intéressantes, qui suscitaient un certain intérêt, parfois accompagné d’un certain malaise. Je me suis donc mis à la recherche de ces images particulières et ai commencé à les archiver7. Je me suis donc retrouvé avec des dizaines de captures d’écran de scènes filmées par des caméras de vidéosurveillance.

Il y avait essentiellement deux types d’images que je décidais de prélever : celles que je trouvais intéressantes car leur provenance était imperceptible (paysages de nature, photographies de lieux avec ou sans personnages, etc.) et qui auraient pu être des photographies amateurs ou des photos souvenirs; et les images où l’on distinguait clairement des personnages8 en interaction (avec d’autres personnages ou avec leur environnement) et dont la provenance ne faisait aucun doute9. Les images de cette seconde catégorie sont beaucoup plus intimes et dérangeantes.

Des dizaines de ces images commençaient donc à s’accumuler dans un dossier de mon ordinateur. Ne sachant pas quoi faire de cette matière numérique, j’ai décidé de faire imprimer mes captures d’écran pour les rendre physiques. Il s’agissait d’impressions sur papier photo brillant ordinaire en 10x15 cm (les mêmes tirages basiques que ceux que l’on fait pour un album souvenir). Une fois imprimées, les images ont pris un tout autre sens. Il ne s’agissait plus seulement d’images voyeuristes sordides mais aussi de véritables photographies. Le fait d’accorder du temps et de l'attention à ces images vouées à l’oubli10 les rendaient soudain plus acceptables et regardables.

Cartes postales à destination de Bellusco (45.619580 ; 9.419050) © Arthur Benyaya Cazorla

L’idée de faire ce ces images des cartes postales est venu assez intuitivement. J’ai probablement réalisé que le format 10x15 cm, en plus d’être le moins cher de mon supermarché, correspondait également au format de la carte postale. J’ai donc imprimé un verso de carte postale (avec des emplacements pour le texte, le timbre et le destinataire) que j’ai collé derrière la photo. En plus de ces informations classiques, j’ajoutai un encart avec des informations sur la provenance géographique et temporelle de l’image en question : ville, pays, coordonnées GPS, date et heure11.

Le projet est donc resté à ce stade pendant longtemps. J’y revenais de temps en temps pour glaner de nouvelles images, les imprimer, les encoller12, et augmenter cette collection de cartes postales d’images de vidéosurveillance. Le projet existait ainsi et cela était suffisant. Cependant, à force de revenir sur ce travail et de théoriser dessus, il est apparu nécessaire de passer à l’étape suivante. J’ai pris conscience qu’une carte postale est un objet destiné à voyager, il fallait donc que je fasse voyager ces images. Concernant la destination, elle était toute trouvée.

Cartes postales à destination de Palm Harbor (28.078070 ; -82.763710) © Arthur Benyaya Cazorla

J’ai donc entrepris de renvoyer les images vers les lieux dont elles provenaient, ce qui soulevait plusieurs problèmes. Le premier problème est qu’il est impossible d’envoyer un courrier à un lieu, il faut absolument indiquer un destinataire et ce destinataire ne peut pas être un espace. Il me fallait donc trouver un moyen alternatif pour amener ces images sur ces lieux. Le deuxième problème est que je me suis aperçu que les coordonnées GPS indiquées par le site n’étaient pas exactes13. Dans l’idéal, j’aurais voulu disposer chaque image dans le champ de vision de la caméra de laquelle elle provenait (il s’agissait de boucler la boucle en quelque sorte) mais cela était techniquement très compliqué et aurait nécessité énormément de recherches.

La solution la plus simple était donc de confier mes cartes postales, non pas à la poste, mais à des connaissances qui se rendaient plus ou moins à proximité des lieux ciblés. Une enveloppe contenant 2 cartes postales (une vierge adressée au lieu, l’autre m’étant ré-adressée) était confiée à une première personne qui devait la rapprocher au maximum de sa destination. L’enveloppe indiquait l’adresse et les coordonnées GPS du lieu ainsi qu’une inscription demandant à ce qu’on l’en rapproche. L’idée était qu’une succession de personnes permette à la carte postale d’atteindre sa destination finale, son lieu de provenance théorique et erroné.

Afin de suivre l’avancement de ces cartes postales lâchées dans la nature, j’ai créé un hashtag et une adresse mail. Je demandais également aux personnes auxquelles j’avais confié les enveloppes de m’envoyer une photo de l’endroit ou elles avaient été déposées. Au final, j’ai destiné 5 cartes postales à leurs lieux d’origine14 et n’ai jamais reçu de retours. Cela fait environ 3 ans que je n’ai pas retravailler sur ce projet.

ÉP :
À mon sens, dans ce projet, il y a beaucoup de ce qui va continuer à qualifier ton travail : l'attention au quotidien, le soin apporté à la réalisation d'objets modestes, la tentative de s'insinuer dans le quotidien avec des objets à forte charge poétique. En revanche, les enveloppes qui sont rapprochées au plus près du point GPS de prise de vue, qui contiennent deux carte-postales, semblent être un protocole un peu trop complexe ou opaque pour les personnes qui les ont croisées, puisqu'elles ne te sont pas revenues. Et ces dernières années, tu as radicalement simplifié les gestes de réalisation de tes projets, afin de les rendre les plus clairs possible.

Dans ce projet, il y a la volonté de replier l'espace et le temps, et aussi de confronter l'immédiateté de la retransmission des images avec la temporalité longue que demande la physicalité des distances. En plus de la diversité des moyens de communication et de transport que nécessite ce projet, c'est cette relation entre immédiateté virtuelle et concrétude spatiale qui a marqué mon esprit. Est-ce que ce sont des éléments que tu as convoqué dans d'autres projets ? Et d'ailleurs, est-ce que le projet à propos duquel nous échangeons a un titre ?

ABC :
Le projet des cartes postales n’a pas de titre défini. Les titres me viennent parfois spontanément mais, le plus souvent, je me retrouve avec des projets sans titre ou, s’il faut absolument en trouver un, avec des titres d’emprunt qui ne me satisfont pas totalement. Quand j’ai eu besoin nommer ce projet, pour un portfolio par exemple, j’utilisais les termes « surveillance postcards » ou « cartes postales surveillance ». Cela correspondait au hashtag que j’avais mis en place pour suivre les envois mais je n’ai jamais considéré cela comme des titres.

Concernant la notion de temporalité longue, c’est quelque chose qui revient régulièrement dans mon travail. Comme évoqué dans ma réponse précédente, il était important pour moi de passer du temps à encoller manuellement les cartes postales car cela conférait aux images une certaine préciosité dont elles étaient originellement dépourvues. Cette idée d’accorder de l’attention et du temps à des choses qui, à priori ne le méritent pas, se retrouve dans beaucoup des pièces montrées lors de mon diplôme. C’est le cas d’un marteau que j’ai passé plusieurs jours à poncer à la main, puis à polir, jusqu’à ce qu’il devienne un miroir. Il y avait également une série de cales en bois sur lesquelles je faisais de la marqueterie, ou encore une vieille tête de balai que j’ai passé du temps à shampouiner et à laquelle j’ai réalisé des séances de gommage.

Dans ces projets est présente l’idée du temps long, mais plutôt dans les gestes que dans les distances. L’immédiateté que j’y confronte n’est pas virtuelle, comme dans les captures écran des caméras de vidéosurveillance, mais plutôt dans le rapport que nous entretenons à certains objets quotidiens. Un cale-porte ou cette tête de balai reléguée à la cave sont des objets invisibles que l’on utilise sans y prêter attention, puis qui re-disparaissent dans leur anonymat. Il n’y a aucun intermédiaire entre ces objets et leur utilisation, l’objet est, immédiatement, l’usage. C’est cette immédiateté que j’essaie de questionner et de briser en plaçant un intermédiaire (que l’on pourrait qualifier de poétique) entre un objet banal, qui devient curieux, et son usage, qui devient conscient.

Concernant la confrontation entre transcription virtuelle et concrétude spatiale, je pense à un autre projet, beaucoup plus récent. Il s’agit d’une chaise qui s’appelle, pour le moment, It’s just a model (chair). L’idée est de confronter une représentation virtuelle à sa réalité concrète, matérielle et spatiale. Pour ce projet je m’intéresse aux objets numériques étranges que sont les émojis15. Les émojis les plus connus sont de petites têtes jaunes représentant différentes émotions16 mais il existe désormais plusieurs centaines d’émojis représentant toutes sortes de choses, dont des objets.

Évoquer ce projet dans le cadre de ta recherche sur les moyens tangibles de communication lui donne un sens particulier car il est aussi question de langage, de la communication et de sa normalisation. Les émojis sont en effet des outils virtuels de communication qui, tout en paraissant relativement « universels », sont également porteurs d’une vision du monde potentiellement très occidentalo-centrée et stéréotypée17. Ainsi, en plus de transposer un icône virtuel dans la réalité spatiale, le projet transpose également un symbole de la société occidentale contemporaine dans sa propre réalité.

Modélisation 3D réalisée à partir de l’émoji chaise d'Apple © Arthur Benyaya Cazorla

Dans le cadre de ce projet, l’émoji chaise s’est rapidement imposé18. Tout d’abord parce que la chaise est l’objet de design par excellence, dans l’inconscient collectif un.e designer dessine des chaises. La seconde raison est que la chaise est un objet physique, sur lequel on s’assoit et que l’on éprouve avec son corps. Si une chaise est mal dessinée, on le ressent physiquement. Il s’agit également d’un clin d’oeil à One and Three Chairs de Joseph Kosuth dans laquelle l’artiste confronte une chaise réelle (la « réalité physique » de l’objet19) à ses représentations photographique et verbale20.

Ce qui m’intéresse est le fait de confronter une chaise désignée pour n’être qu’un symbole, l’image archétypale d’une chaise, à la réalité du corps qui s’essaiera dessus. J’ai donc réalisé les plans précis de l’émoji chaise pour pouvoir la matérialiser le plus fidèlement possible. It’s just a model (chair) est la maquette en carton de l’émoji chaise21. Elle permet de se rendre compte des proportions étranges de cette chaise (dossier très haut, assise très large, section des pieds disproportionnée etc.) mais il est cependant impossible de réellement s’asseoir dessus. La suite logique du projet consisterait donc à fabriquer cette fausse chaise comme une vraie chaise pour véritablement confronter la virtualité de l’objet à sa réalité matérielle.

Je m’aperçois maintenant que, dans les projets que je viens d’évoquer, est absente la notion de temporalité longue liée aux distances. Il s’agit pourtant d’un sujet qui m’interroge et que je trouve particulièrement lié aux enjeux du monde contemporain22. À l’échelle d’un être humain, est-il cohérent de pouvoir atteindre la plupart des endroits de la planète en seulement quelques heures et quasiment sans effort ? Ou de communiquer naturellement et instantanément avec une personne située à plusieurs milliers de kilomètres ? Il y a là une forme de déconnexion entre l’humain et l’espace qui me questionne mais que je n’ai, il me semble, pas encore eu l’occasion de développer dans un autre projet que celui des cartes postales.

It’s just a model (chair) © Arthur Benyaya Cazorla

ÉP :
Je voudrai revenir sur la réussite du projet des « surveillance postcards ». Est-ce que tu considères ce projet comment fini ? Est-il réussi ? Ce qui m'avait intéressé dans ce projet était le fait que tu décides de passer un temps long pour produire quelque chose qui va s'insérer dans le vaste monde, quelque chose que tu ne maitriseras pas, et qui, très probablement, ne prendra pas la direction que tu souhaitais. Il y a dans ce projet l'idée de la bouteille jetée à la mer, qui arrivera peut-être un jour à une personne, qui sera réceptrice d'un message qui ne lui est pas personnellement adressé, et qu'elle devra - si elle le souhaite - prendre en charge. En œuvrant ainsi, tu acceptes une position de vulnérabilité. Tu mets ta confiance en les autres. Tu offres une pensée, une geste, une forme, et puis tu verras bien si quelqu'un.e accordera son attention à cela. Je me demande si cette façon de mettre en œuvre un projet ne traverse pas l'ensemble de ta pratique ?

ABC :
Le projet est terminé dans le sens où je ne travaille plus dessus et que je ne pense pas y revenir. Comme tu le disais, ma pratique s’est beaucoup simplifiée et ce projet me parait aujourd’hui trop lourd, complexe et difficile à appréhender pour que je m’y replonge. Il s’agit d’un projet étudiant qui m’a permit de soulever des interrogations dont certaines me poursuivent toujours aujourd’hui. De ce point de vue je considère ce projet comme réussi.

D’un autre coté, je ne suis pas totalement convaincu de l’aboutissement et de la destinée de ces cartes postales dont l’immense majorité reste stockée dans un tiroir. L’objectif était de les faire voyager vers un ailleurs. Même si je n’ai aucune idée de leurs trajets effectifs, j’ai tout de même l’intuition que ce voyage n’a pas été un succès et qu’il aurait put être rendu plus aisé en adoptant un processus moins compliqué.

J’ai tendance à considérer qu’un projet est terminé à partir du moment où il est arrivé là où il devait arriver. Ce n’est pas vraiment le cas avec ces cartes postales. Le projet n’est pas aussi abouti qu’il aurait put l’être et je reste finalement un peu frustré. J’ai donc du mal à considérer le projet cartes postales comme totalement terminé et réussi. Il est peut-être en attente d’autre chose dont il pourrait constituer une base.

Concernant la question de la vulnérabilité et de l’incertitude, il est vrai qu’il y a une forme d’abnégation dans mon travail. Cela fait parti de ma personnalité et se reflète dans ma pratique mais je crois aussi que c’est quelque chose de lié au travail artistique en général. Le rôle de l’artiste ou de le.la designer est, pour moi, de soumettre des intentions au monde. Ces intentions, ces objets, se doivent d’être les plus précis et les plus justes possible; mais je pense aussi qu’il faut accepter que certains paramètres nous échappent dès que l’on rend disponible son travail.

Dans mon cas, cette "non-maitrise" de la destinée de mes pièces est probablement décuplée dans la mesure où je m’inscris souvent dans le quotidien. J’y insère certaines de mes pièces qui tendent donc à disparaître au profit d’un contexte que je ne maitrise pas. C’était le cas des cartes postales lâchées dans le la nature, et c’était aussi le cas des mes pièces de diplôme. Elles étaient disposées dans les espaces communs du bâtiment administratif de l’école, sans socle, sans cartel, sans distinction particulière. Mes pièces étaient au même niveau que l’extincteur, le radiateur ou l’interrupteur. Cette volonté de dé-hiérarchisation participe aussi au fait qu’il est possible de passer à coté de mes pièces sans les voir, elles requièrent une certaine attention.

J’ai d’ailleurs une anecdote par rapport à cette discrétion. Un jour, bien avant le diplôme, nous avons effectué un test de présentation dans un bâtiment extérieur à l’école. C’était un lieu hyper-standardisé, un bâtiment universitaire tout neuf à priori pas du tout destiné à accueillir un diplôme d’art. J’avais donc répandu mes pièces un peu partout dans ces locaux et, à la fin de ma présentation, j’ai vu passer quelqu’un sur une passerelle avec l’une de mes pièces dans les mains. J’ai trouvé ça super ! C’était la preuve que 1 - mes objets s’ancraient dans une réalité 2 - qu’ils perturbaient cette réalité et 3 - qu’ils pouvaient intriguer les gens qui les remarquaient au point qu’ils s’en emparent.
Plus tard dans l’année, lors mon diplôme blanc, j’ai à l’inverse tenté de présenter ces mêmes pièces mais de manière beaucoup plus classique. J’avais probablement besoin de me prouver que j’étais capable de "faire une exposition" avec mon travail. J’avais donc placé les objets de manière visible, dans un lieu blanc, propre et bien éclairé... Ça a été catastrophique ! Je me suis alors rendu compte que mes pièces n’étaient pas faites pour être montrées comme ça, que mon travail ne s’y prêtait pas et que ce n’était pas si grave.

La plupart de mes pièces ont donc du mal à être passivement exposées et ont besoin de s’inscrire dans un contexte, dans un espace et de délicatement dénoter. Ce contexte est souvent celui de la banalité et, en tant que designer, cela parait presque logique. Ce qui m’intéresse spécifiquement avec le design est le fait qu’il constitue un formidable moyen d’infiltrer le banal. Comme tu le disais justement il y a dans mon travail "la tentative de s’insinuer dans le quotidien avec des objets à forte charge poétique", le design me permet cela. Pour en revenir au lâcher-prise, je crois que, lorsqu’on est designer, il faut parfois savoir s’effacer au profit des objets et des usages que l’on propose.

Dans mon cas spécifique il y a même parfois une sorte de double effacement : je disparais derrière des objets qui eux-mêmes disparaissent au sein de leurs contextes. À priori il ne reste donc pas grand chose à voir... et c’est précisément cette petite chose qui reste qui m’intéresse. J’aime l’idée qu’une personne pourra, un jour peut-être, remarquer une cale un peu trop soignée ou un marteau un peu trop brillant et se dire que cela est un peu trop étrange pour n’être que le fruit du hasard. Ce qui est encore plus fort est le fait que, une fois l’attention de cette personne captée, le regard qu’elle portera sur son environnement se transformera un petit-peu, il deviendra plus curieux, plus suspicieux, plus intrigué. La perception d’un espace peut ainsi se retrouver complètement distordue par la simple présence de quelques étrangetés. Tel est le super-pouvoir des artistes et designers !

incrustation de bulgomme dans du parquet ©Arthur Benyaya Cazorla

par Émilie PerottoBlog
Sculpture Industrielle

1une exposition conçue par Jan van der Marc, dans laquelle chaque œuvre présentée avait pour origine une idée énoncée par téléphone. Avec Siah Armajani, Richard Artschwager, John Baldessari, Iain Baxter, Mel Bochner, George Brecht, Jack Burnham, James Lee Byars, Robert H. Cumming, Francoise Dallegret, Jan Dibbets, John Giorno,
Robert Grosvenor, Hans Haacke, Richard Hamilton, Dick Higgins, Davi Det Hompson, Robert Huot, Alain
Jacquet, Ed Kienholz, Joseph Kosuth, Les Levine, Sol LeWitt, Robert Morris, Bruce Nauman, Claes Oldenburg, Dennis Oppenheim, Richard Serra, Robert Smithson, Guenther Uecker, Stan Van Der Beek, Bernar Venet, Frank Lincoln Viner, Wolf Vostell, William Wegman, William T. Wiley
2"En 1922, j’ai commandé par téléphone cinq peintures sur porcelaine émaillée à un fabricant d’enseignes. J’avais le nuancier de l’usine devant les yeux ainsi que mon dessin, réalisé sur papier millimétré. À l’autre bout du fil, le directeur de la fabrique tenait devant lui une feuille de ce même papier, divisée en carrés. Il y transcrivait les formes que je lui indiquais dans la position adéquate. (C’était comme jouer aux échecs par correspondance). L’un de ces tableaux me fut livré en trois dimensions différentes, ce qui me permit de voir les subtiles variations provoquées dans les relations de couleur par l’agrandissement et la réduction." László Moholy-Nagy, The New Vision and Abstract of an Artist (New York: Wittenborn, 1947), p. 79.
3Endre Tót est un artiste hongrois qui a pu partagé son travail au delà des frontières du bloc soviétique grâce à sa pratique postale  : https://www.ichbinsehrgluecklichunddu.com/
4 "La Zone du Dehors" est un roman de science-fiction d’Alain Damasio. Il met en scène une colonie humaine bâtissant une société nouvelle sur une exo-planète. En 2084, 100 ans après Orwell, le contrôle ne s’exerce plus contre le citoyen mais avec son consentement, son approbation, sa participation. La technologie, alliant le contrôle au confort, est au coeur de ce système.
5 La plupart des sites répertoriant les caméras de surveillance non-sécurisées revendiquent une certaine "éthique". Le prétexte de la "sensibilisation" aux dangers que représentent l’absence de protection des caméras est souvent mis en avant. Certains sites précisent même que les caméras diffusées ont été  "filtrées" afin de "protéger la vie privée individuelle". Ces mesures sont évidemment très obscures et totalement invérifiables.
6 Ces sites sont très bien référencés sur les moteurs de recherche et sont par conséquent extrêmement facile d’accès.
7 Les vidéos des caméras étaient plus ou moins fluides mais toujours en mouvement. S’est donc posée la question de savoir comment sauvegarder ces images : sous forme de vidéos ou bien d’images fixes. J’ai essayé les deux puis ai finalement décidé de ne conserver que des captures d’écran. Il y avait évidemment une raison pratique à ce choix, mais je trouvais aussi le fait de ne sauver qu’une seule image, sélectionnée, d’une scène, beaucoup plus impactant et radical. Je pouvais ainsi passer plusieurs dizaines de minutes à guetter la scène parfaite. Ce travail était finalement assez proche de celui d’un photographe animalier, de rue, ou de guerre dans la mesure où je n’avais aucune maitrise de la scène. À la différence du photographe cependant, qui choisit son positionnement spatial pour obtenir un cadrage, ma scène était fixée et ma seule intervention (outre le choix de cette scène) consistait à choisir l’instant de la prise de vue.
8 J’envisage ces personnes quasiment comme des personnages, des acteurs de l’image. Je mets inconsciemment beaucoup de distance avec ces gens, c’est probablement une sorte de cordon sanitaire. Ils et elles sont pourtant bel bien des individu.e.s filmé.e.s et observé.e.s à leur insu.
9 Le grand angle et la prise de vue en plongé sont caractéristiques des images de video-surveillance. Sur ces images, la provenance ne fait pas de doute, il s’agit clairement d’images volées.
10 La quasi totalité des images captées par ces caméra connectées seront détruites avant même d’avoir été vues. Ce n’est qu’exceptionnellement, souvent quand quelque chose de grave se produit, que l’on tente de récupérer ces images; le reste du temps elles n’ont aucune fonction et s’auto-détruisent au bout de quelques jours.
11 En visionnant des caméras situées face à des horloges (stades, gymnases, supermarchés...) j’ai pu vérifier que les vidéos étaient réellement diffusées en direct. J’ai aussi pu vérifier que les fuseaux horaires correspondaient aux pays indiqués.
12 J’ai continué de faire imprimer mes photos à Auchan et à encoller moi même les versos. J’aurais pu faire imprimer directement les cartes postales, cela aurait été beaucoup plus rapide, mais il était important pour moi de passer du temps sur chaque image et que ce processus reste relativement lent, laborieux et artisanal.
13 Le site à partir duquel je travaillais indiquait les coordonnées GPS des lieux où étaient situées les caméras. Après vérification, il s’est avéré que ces lieux étaient approximatifs.
14 5 enveloppes contenant chacune 2 cartes postales identiques ont été expédié vers Taule (France), Blatnà (République tchèque), Londres, Dublin et Moscou. À noter que les cartes postales à destination de Moscou étaient spécifiquement adressées au Kremlin, les coordonnées GPS renvoyant clairement à ce bâtiment.
15 Les émojis sont des symboles utilisés dans les conversations informatiques et popularisés avec le développement des réseaux sociaux.
16 Les émojis représentant des émotions du visage humain peuvent plus spécifiquement être qualifiés d’ "émoticônes" (association des mot émotion et icône).
17 Le "consortium Unicode" est en charge de chapeauter les émojis à l’échelle internationale. Ce consortium est composé de 13 membres "votants" décidant des futurs émojis qui seront disponibles sur nos appareils. Ce qui interroge particulièrement est la composition de ce jury dont l’immense majorité des 13 membres sont des multinationales américaines dans le domaine de la technologie (Adobe, Amazon, Apple, Airbnb, Meta, Microsoft, Netflix etc.). Cela questionne évidemment quand à la vision du monde diffusée par les émojis.
18 Différentes entreprises telles que Google, Apple, Samsung, Facebook développent, chacune, leurs propres émojis. Il existe par conséquent plusieurs versions de l’émoji chaise. Celui que j’ai arbitrairement choisi pour ce projet est l’émoji chaise d’Apple que je trouve le plus archétypale, le plus efficace visuellement et globalement le mieux dessiné. C’est également l’émoji que j’ai réussi à obtenir dans la meilleure qualité.
19 Même s’il s’agit d’une véritable chaise récupérée, le fait de la déplacer dans l’espace de l’exposition en fait un ready-made, une sculpture. Il est donc interdit de s’assoir sur cette chaise qui n’en est plus tout à fait qu’une.
20 One and Three Chairs se compose d’une chaise, de la photographie de cette chaise imprimée à échelle 1, et de l’agrandissement de définition du mot « chaise » dans le dictionnaire.
21 Bien que je trouverais intéressant de fabriquer cette chaise en bois, j’aime également l’idée que cet émoji chaise soit une maquette sur laquelle il est impossible de s’asseoir. C’est la raison pour laquelle je considère It’s just a model (chair) comme une pièce en soi et non comme une simple maquette.
22 Le transport, de personnes comme de marchandises, représente une part importante des émissions de gaz à effet de serre et participe ainsi au dérèglement climatique et à toutes les répercutions environnementales, sociales, démocratiques qui y sont liées.

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