Idées

Qui et que fabrique la fiction ?

Une définition possible du terme "fiction" par le laboratoire Spacetelling 

Proposition faite à l’occasion de l’ouverture de la journée d’études du 2 octobre 2024. 

par Telling Space

Extrait de l’intervention d’Emmanuelle Becquemin

Fictio-Fingere
Peut-être commencer en remarquant l’invasion du mot « fiction » dans le langage courant et les directions protéiformes des définitions possibles : spontanément, on pense la fiction en tant que forme littéraire ou cinématographique. Mais, comme on le verra, elle peut être aussi entendue dans un cadre philosophique (la fiction serait alors une construction intellectuelle) ou anthropologique (une manière d’être au monde ou, pourrait-on dire, un état mental, le “faire comme si” du monde de l’enfance).

Revenir aux racines du mot.
Le substantif Fictio vient du verbe Fingere.
Fingere signifie tout d’abord façonner et, par extension, donner forme. Est donc sous-jacente, l’idée d’un faire, c’est-à-dire d’une action sur une matière qui va être pétrie, puis modelée et transformée afin de donner naissance à une forme. La notion de fabrication et donc d’action est au cœur du mot. Fingere c’est mettre en œuvre une action de fabrication.
Dans un sens plus figuré, Fingere signifie façonner et modeler l’esprit. Dans cette acception, l’étymologie révèle l’apport cognitif de toute fiction. S’entremêlent alors la forme fabriquée et ce qu’elle produit : une connaissance qui façonne l’esprit.

Fingere, c’est aussi se représenter, imaginer, inventer. Par extension, la fiction acquiert un pouvoir d’abstraction, en se détachant de la matière première, pour produire des formes imaginaires. Toute fiction déploie donc un imaginaire qui s’appuie sur, se développe avec et se nourrit de ce qui n’est pas imaginé, et que nous appellerons le factuel.

Enfin, dans un dernier sens, Fingere signifie l’action de forger de toutes pièces ou d’inventer faussement. Fictionner, c’est donc simuler voire leurrer.
Les racines latines posent les premières pierres d’une définition à travers les notions que nous avons rapidement évoquées : fabrication, matérielle et intellectuelle, action, imagination et simulation.

Francoise Lavocat, chercheuse en théorie de la littérature, dans son livre somme Faits et Fictionspour une frontière, considère que la fiction, quelque soit sa forme peut se définir par les trois caractéristiques suivantes:
- la fabrication,
- la représentation
- et ce qu’elle appelle le pacte fictionnel. 

Ou autrement dit, la fiction est agencement ; la fiction est référentialité ; la fiction est simulation partagée. 

Elle démontre que par delà les cultures et les siècles, ce sont les variations de ces trois caractéristiques et qui se combinent de manière innombrable qui permettent la pluralité des formes fictionnelles. Pour elle, une définition générique possible serait : la fiction est une forme qui donne à voir un monde possible inventé articulant de multiples manières le régime de la vraisemblance : monde auquel nous décidons d’adhérer.


Agencer des faits
Françoise Lavocat démontre que les faits sont la matière première de la fiction et que toute fiction se définit dans le rapport qu’elle entretient avec les faits.

Ce qu’elle appelle les faits, sont, en d’autres termes, des choses qui se sont produites dans le monde empirique (que l’on peut nommer par le «réel »), qui ont été vécues individuellement et qui sont partagées collectivement. Les faits et par extension le réel qu’ils fabriquent sont tels des matériaux qui vont être pétris puis modelés pour fabriquer de la fiction. Pour que la matière des faits devienne le matériau d’une fiction, il faut alors un processus de fabrication spécifique : l’agencement.  

L’agencement est une combinaison c’est-à-dire une façon de disposer, de composer selon une intention préalable. Ainsi, fictionner, dans un premier temps, c’est extraire les faits du magma du réel par le filtre d’une sélection puis dans un second temps les organiser. C’est en cela que consiste la fabrication : en organisant, nous classons, selon le principe originel d’une temporalité : un début, un ordre, une fin[1]

Les faits sont ainsi agencés selon une trame qui est imaginée par l’individu. Ils sont donc construits et cette construction est une mise en forme. Le récit est bien souvent un des vecteurs privilégiés de la fiction, bien qu’il ne soit pas sa seule mise en forme possible. De multiples formalisations du récit sont possibles selon les outils que l’on emploiera pour façonner et agencer les faits : littéraire, documentaire, historique, cinématographique pour ne citer que les plus courantes.

Fictionnalité et référentialité
Dès lors qu’elle agence des faits, la fiction déploie une représentation. Le monde fictionnel est un monde représenté. 

Dans les œuvres artistiques, la fiction décrit, réfléchit, transpose le réel : elle est une chambre en écho. La fictionnalité n’a d’existence que par ce qu’il y a, quelque part, de la non-fictionnalité : la référence suggère nécessairement une contrepartie, celle de la présence d’un autre monde, que l’on appellera non-fictionnel ou bien factuel. Ou encore « le réel » ressenti par l’expérience empirique du monde. 

La forme née de l’agencement des faits (c’est-à-dire la fiction) entre en résonance avec les choses que nous appréhendons empiriquement par la perception et par l’expérience individuelle et collective. Autrement dit, fictionnalité et référentialité (au réel) sont indéfectiblement liées par les enjeux de représentations.

Pour le dire en une phrase, un monde fictionnel suppose toujours un monde factuel. 

Par ailleurs, bien que fictionnalité et référentialité soient liées par un jeu de renvoi et de représentation, la liaison n’opère pas de manière strictement mimétique. Le renvoi au réel n’est pas une imitation parfaite. L’imitation, comme le montre le faire-comme-si des enfants, est toujours une création. En ce sens, la fiction est poïétique. Elle est du côté de la création : la fiction crée un monde ; elle est un monde possible.

La vraisemblance
Ce qui est énoncé dans une fiction ne peut être éprouvé empiriquement : pour autant, nous acceptons cet énoncé comme plausible car le vraisemblable puise toujours dans l’expérience intime et collective du réel. Il permet d’approuver que ce qui est raconté est possible et pourrait exister. Toute fiction met en œuvre une vraisemblance.

Le pacte qui consiste à accepter ce vraisemblable n’est pour autant pas une croyance - car la fiction s’énonce toujours comme étant de la fiction. La fiction nous demande d’adhérer au récit mais de ne pas y croire complètement.  C’est pourquoi elle doit énoncer que le vrai de la fiction n’est que du vraisemblable. La fiction n’est « ni réalité ni pure affabulation[2] ». La fiction indique systématiquement sa fictionnalité. Si elle ne donne pas les indices de sa fictionnalité, alors elle est trompeuse et devient un leurre.

Il y a donc, dans la fiction, un pacte entre le créateur et le récepteur : le premier cherche l’adhésion à la fiction par le vraisemblable tout en dévoilant qu’il s’agit précisément d’une fiction ; le second accepte d’adhérer à la fiction tout en cherchant les signes qui vont lui être donnés pour croire sans croire totalement. 

Ce mécanisme (que l’on appelle le pacte fictionnel) fait de la fiction, selon Schaeffer, autre théoricien de la littérature, une feintise ludique partagée. En définissant ainsi la fiction, l’auteur sous-tend qu’elle est avant tout un état d’esprit, une manière, partagée collectivement, de vouloir être dans le monde. Celle-ci a à voir avec une pratique sociale qui renvoie au jeu du maker-believe, le faire-comme-si des enfants[3]. Pour lui, il n’y a pas de médium proprement fictionnel (le roman ou le cinéma par exemple).
Il y a de multiples manières de fabriquer de la fiction et le jeu d’enfant en est un.

Une fois ce cadre posé, on peut mieux comprendre avec Rancière et de Flusser que ce qu’on appelle le réel est en fait la formalisation d’une « fiction », c’est-à-dire d’une construction agencée de faits, partagée par le plus grand nombre et éprouvée collectivement : en somme une fiction consensuelle. « Le réel est toujours l’objet d’une fiction. (…) C’est la fiction dominante, la fiction consensuelle, qui dénie son caractère de fiction en se faisant passer pour le réel lui-même[4]. » dit Rancière.

Flusser pointe même, dans ce très court texte de 1966, qu’une chose aussi « réelle » qu’une table est en fait un somme de points de vue qui converge via elle au point de conclure que le réel est « le point de coïncidence entre différentes fictions[5] ».

« Prenez, par exemple, cette table. C’est une planche solide sur laquelle mes livres reposent. Mais, comme nous le savons, c’est de la fiction. Cette fiction est appelée "la réalité des sens". Considérée sous un autre angle, cette table est un champ électromagnétique et gravitationnel pratiquement vide sur lequel flottent d’autres champs appelés "livres". Mais, comme nous le savons, c’est de la fiction. Cette fiction est "la réalité de la science exacte". Si l’on considère d’autres aspects de cette table, elle est un produit industriel, un symbole phallique, une œuvre d’art et d’autres types de fictions (qui constituent des réalités dans leurs discours respectifs). La situation peut être caractérisée dans les termes suivants : du point de vue de la physique, la table est apparemment solide mais, en fait, creuse et du point de vue de nos sens, la table est apparemment creuse, mais solide en termes de réalité expérientielle et immédiate. Se demander lequel de ces points de vue est le plus "vrai" est une question dépourvue de sens. Si j’énonce "la fiction est réalité", j’affirme alors la relativité et l’équivalence de tous les points de vue possibles[6]. »

Pour Flusser, tous les points de vue possibles sur la table sont aussi justes et vrais les uns les autres : ils sont, par contre, de nature ontologique différente. Il ne s’agit nullement pour lui d’être dans une approche nihiliste et d’affirmer que tout est dans tout ou que les notions de réel et de fiction ne feraient plus sens. Il ne prétend pas qu’il n’y a plus de frontière et que tout s’équivaut. Il propose de considérer que notre rapport au réel n’est pas uniquement composé d’un monde (qui serait celui de la « science exacte ») mais qu’il est constitué de mondes. D’une part, celui où des faits sont faits ; d’autre part, ceux où des faits sont analysés, perçus, interprétés en fonction d’ontologies multiples. Ces mondes ont des limites, des cadres et des frontières.

Il revient en tout cas à l’art de jouer précisément des perméabilités entre ces mondes. À la « fiction consensuelle » dont parle Rancière se superposent « les fictions fictionnelles », terme que l’on peut forger pour évoquer les mondes qui affichent, avec tous les degrés de nuances possibles, leur fictionnalité. De fait, «la question primordiale n’est pas celle des relations que la fiction entretient avec la réalité ; il s’agit plutôt de voir comment elle opère dans la réalité, c’est-à-dire dans nos vies. » 




[1] Dans la Poétique, Aristote considère que l’agencement des faits est le point le plus important de toute tragédie : « Est entier ce qui a commencement, milieu et fin. Est commencement ce qui de soi ne succède pas nécessairement à autre chose tandis qu’après il y a autre chose qui de part la nature même est ou se produit ; est fin, au contraire, ce qui de soi, de par la nature, succède à une autre chose ou la plupart du temps, tandis qu’après il n’y a rien d’autre ; est milieu ce qui de soi se succède à autre chose et est suivi d’autre chose.» Aristote, Poétique, traduit du grec par J. Hardy, Paris, Gallimard, 1990, p.91. [2] Interview de J.- M. Schaeffer par Alexandre Prstojevic sur le site internet Vox Poetica. Disponible sur http://www.vox-poetica.org/entretiens/intSchaeffer.html [consulté le 12 novembre 2020].
[3] Pour Schaeffer, la fiction ne se définit pas uniquement comme genre (littéraire) ou même comme champ de l’artistique : elle est aussi et avant tout une aptitude psychologique partagée collectivement, et ce, depuis la petite enfance.
[4] Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, la Fabrique, 2008, p.75.
[5]
« Reality is the point of coincidence between different fictions. » Vilém Flusser, « On Fiction », traduit du portugais par José Newman, dans Alex Coles, EP Vol.2: Design Fiction, Berlin, Sternberg Press, 2017, pp.137. [6] «Take, as en example, this table. It is a solid board that my books lie upon. But, as we know, this is fiction. This fiction is referred to as "the reality of the senses". If considered from a different perspective, this table is a practically empty electromagnetic and gravitational field which other fields called "books" float. But, as we know, this is fiction. This fiction is "the reality of exact science". If other aspects of this table are considered, then it is an industrial product, and a phallic symbol, and a work of art, and other types of fiction (which constitute realities within their respective discourses.) The situation can be characterized in the following terms : from the point of view of physics, the table is apparently solid but, in fact, hollow and from the point of view of our senses, the table is apparently hollow, but solid in terms of experiential and immediate reality. To ask which of these points of view is "truer" is a question lacking in meaning. If I state "fiction is reality "I am then affirming the relativity and equivalence of all possible points of view. » L’auteur va jusqu’à affirmer que celui qui a inventé la table, et qui pourrait être considéré comme étant une réalité « vraie » est aussi possiblement une fiction. Nous ne sommes réels que parce qu’un objet est là pour nous le rappeler. Ainsi, la réalité se définit dans la relation entre le sujet et l’objet. Car l’expérience est la réalité.

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