Proposition faite à l’occasion de l’ouverture de la journée d’études du 2 octobre 2024.
Fictio-Fingere
Peut-être commencer en remarquant l’invasion du mot
« fiction » dans le langage courant et les directions protéiformes
des définitions possibles : spontanément, on pense la fiction en tant que
forme littéraire ou cinématographique. Mais, comme on le verra, elle peut être aussi entendue dans un cadre
philosophique (la fiction serait alors une construction intellectuelle) ou
anthropologique (une manière d’être au monde ou, pourrait-on dire, un état
mental, le “faire comme si” du monde de l’enfance).
Revenir aux racines du mot.
Le substantif Fictio vient du verbe Fingere.
Fingere signifie tout d’abord façonner et, par extension, donner forme. Est
donc sous-jacente, l’idée d’un faire, c’est-à-dire d’une action sur une matière
qui va être pétrie, puis modelée et transformée afin de donner naissance à une
forme. La notion de fabrication et donc d’action est au cœur du mot. Fingere
c’est mettre en œuvre une action de fabrication.
Dans un sens plus figuré, Fingere signifie façonner et modeler l’esprit. Dans
cette acception, l’étymologie révèle l’apport cognitif de toute fiction.
S’entremêlent alors la forme fabriquée et ce qu’elle produit : une
connaissance qui façonne l’esprit.
Fingere, c’est aussi se représenter, imaginer, inventer. Par extension, la
fiction acquiert un pouvoir d’abstraction, en se détachant de la matière
première, pour produire des formes imaginaires. Toute fiction déploie donc un
imaginaire qui s’appuie sur, se développe avec et se nourrit de ce qui n’est pas
imaginé, et que nous appellerons le factuel.
Enfin, dans un dernier sens, Fingere signifie l’action de forger de toutes
pièces ou d’inventer faussement. Fictionner, c’est donc simuler voire leurrer.
Les racines latines posent les premières pierres d’une définition à travers les
notions que nous avons rapidement évoquées : fabrication, matérielle et
intellectuelle, action, imagination et simulation.
Francoise Lavocat, chercheuse en théorie de la littérature, dans son livre
somme Faits et Fictions – pour une frontière, considère que la
fiction, quelque soit sa forme peut se définir par les trois
caractéristiques suivantes:
- la fabrication,
- la représentation
- et ce qu’elle appelle le pacte fictionnel.
Ou autrement dit, la fiction est agencement ; la fiction est
référentialité ; la fiction est simulation partagée.
Elle démontre que par delà les cultures et les siècles, ce sont les variations
de ces trois caractéristiques et qui se combinent de manière innombrable qui
permettent la pluralité des formes fictionnelles. Pour elle, une définition
générique possible serait : la fiction est une forme qui donne à voir
un monde possible inventé articulant de multiples manières le régime de la
vraisemblance : monde auquel nous décidons d’adhérer.
Agencer des faits
Françoise Lavocat démontre que les faits sont la matière première de la fiction
et que toute fiction se définit dans le rapport qu’elle entretient avec les
faits.
Ce qu’elle appelle les faits, sont, en d’autres termes, des choses qui se sont
produites dans le monde empirique (que l’on peut nommer par le «réel »),
qui ont été vécues individuellement et qui sont partagées collectivement. Les
faits et par extension le réel qu’ils fabriquent sont tels des matériaux qui
vont être pétris puis modelés pour fabriquer de la fiction.
Pour que la
matière des faits devienne le matériau d’une fiction, il faut alors un
processus de fabrication spécifique : l’agencement.
L’agencement est une combinaison c’est-à-dire une façon de disposer, de
composer selon une intention préalable. Ainsi, fictionner, dans un premier
temps, c’est extraire les faits du magma du réel par le filtre d’une sélection
puis dans un second temps les organiser. C’est en cela que consiste la
fabrication : en organisant, nous classons, selon le principe originel
d’une temporalité : un début, un ordre, une fin[1].
Les faits sont ainsi agencés selon une trame qui est imaginée par l’individu.
Ils sont donc construits et cette construction est une mise en forme. Le récit
est bien souvent un des vecteurs privilégiés de la fiction, bien qu’il ne soit
pas sa seule mise en forme possible. De multiples formalisations du récit sont
possibles selon les outils que l’on emploiera pour façonner et agencer les
faits : littéraire, documentaire, historique, cinématographique pour ne
citer que les plus courantes.
Fictionnalité et référentialité
Dès lors qu’elle agence des faits, la fiction déploie une
représentation. Le monde fictionnel est un monde représenté.
Dans les œuvres artistiques, la fiction décrit, réfléchit, transpose
le réel : elle est une chambre en écho. La fictionnalité n’a d’existence
que par ce qu’il y a, quelque part, de la non-fictionnalité : la référence
suggère nécessairement une contrepartie, celle de la présence d’un autre monde,
que l’on appellera non-fictionnel ou bien factuel. Ou encore « le
réel » ressenti par l’expérience empirique du monde.
La forme née de l’agencement des faits (c’est-à-dire la fiction) entre en
résonance avec les choses que nous appréhendons empiriquement par la perception
et par l’expérience individuelle et collective. Autrement dit, fictionnalité et
référentialité (au réel) sont indéfectiblement liées par les enjeux de représentations.
Pour le dire en une phrase, un monde fictionnel suppose toujours un monde
factuel.
Par ailleurs, bien que fictionnalité et référentialité soient liées par un jeu
de renvoi et de représentation, la liaison n’opère pas de manière strictement
mimétique. Le renvoi au réel n’est pas une imitation parfaite. L’imitation,
comme le montre le faire-comme-si des
enfants, est toujours une création. En ce sens, la fiction est poïétique. Elle est du côté de la
création : la fiction crée un monde ; elle est un monde possible.
La vraisemblance
Ce qui est énoncé dans une fiction ne peut être
éprouvé empiriquement : pour autant, nous acceptons cet énoncé comme
plausible car le vraisemblable puise toujours dans l’expérience intime et
collective du réel. Il permet d’approuver que ce qui est raconté est possible
et pourrait exister. Toute fiction
met en œuvre une vraisemblance.
Le pacte qui consiste à accepter ce vraisemblable n’est pour autant pas une
croyance - car la fiction s’énonce toujours comme étant de la fiction. La
fiction nous demande d’adhérer au récit mais de ne pas y croire
complètement. C’est pourquoi elle doit énoncer
que le vrai de la fiction n’est que du vraisemblable. La fiction n’est
« ni réalité ni pure affabulation[2] ». La
fiction indique systématiquement sa fictionnalité. Si elle ne donne pas les
indices de sa fictionnalité, alors elle est trompeuse et devient un leurre.
Il y a donc, dans la fiction, un pacte entre le créateur et le
récepteur : le premier cherche l’adhésion à la fiction par le
vraisemblable tout en dévoilant qu’il s’agit précisément d’une fiction ;
le second accepte d’adhérer à la fiction tout en cherchant les signes qui vont
lui être donnés pour croire sans croire totalement.
Ce mécanisme (que l’on appelle le pacte fictionnel) fait de la fiction,
selon Schaeffer, autre théoricien de la littérature, une feintise ludique partagée. En définissant ainsi la fiction,
l’auteur sous-tend qu’elle est avant tout un état d’esprit, une manière,
partagée collectivement, de vouloir être dans le monde. Celle-ci a à voir avec
une pratique sociale qui renvoie au jeu du maker-believe,
le faire-comme-si des enfants[3]. Pour lui,
il n’y a pas de médium proprement fictionnel (le roman ou le cinéma par
exemple).
Il y a de multiples manières de fabriquer de la fiction et le jeu d’enfant en
est un.
Une fois ce cadre posé, on peut mieux comprendre avec Rancière et de Flusser
que ce qu’on appelle le réel est en fait la formalisation d’une
« fiction », c’est-à-dire d’une construction agencée de faits, partagée
par le plus grand nombre et éprouvée collectivement : en somme une fiction
consensuelle. « Le réel est toujours
l’objet d’une fiction. (…) C’est la fiction dominante, la fiction consensuelle,
qui dénie son caractère de fiction en se faisant passer pour le réel lui-même[4]. »
dit Rancière.
Flusser pointe même, dans ce très court texte de 1966, qu’une chose aussi
« réelle » qu’une table est en fait un somme de points de vue qui
converge via elle au point de conclure que le réel est « le point de coïncidence entre différentes
fictions[5] ».
« Prenez, par exemple, cette table.
C’est une planche solide sur laquelle mes livres reposent. Mais, comme nous le
savons, c’est de la fiction. Cette fiction est appelée "la réalité des
sens". Considérée sous un autre angle, cette table est un champ
électromagnétique et gravitationnel pratiquement vide sur lequel flottent
d’autres champs appelés "livres". Mais, comme nous le savons, c’est
de la fiction. Cette fiction est "la réalité de la science exacte".
Si l’on considère d’autres aspects de cette table, elle est un produit
industriel, un symbole phallique, une œuvre d’art et d’autres types de fictions
(qui constituent des réalités dans leurs discours respectifs). La situation
peut être caractérisée dans les termes suivants : du point de vue de la
physique, la table est apparemment solide mais, en fait, creuse et du point de
vue de nos sens, la table est apparemment creuse, mais solide en termes de
réalité expérientielle et immédiate. Se demander lequel de ces points de vue
est le plus "vrai" est une question dépourvue de sens. Si j’énonce
"la fiction est réalité", j’affirme alors la relativité et
l’équivalence de tous les points de vue possibles[6]. »
Pour Flusser, tous les points de vue possibles sur la table sont aussi justes
et vrais les uns les autres : ils sont, par contre, de nature ontologique
différente. Il ne s’agit nullement pour lui d’être dans une approche nihiliste
et d’affirmer que tout est dans tout ou que les notions de réel et de fiction
ne feraient plus sens. Il ne prétend pas qu’il n’y a plus de frontière et que
tout s’équivaut. Il propose de considérer que notre rapport au réel n’est pas
uniquement composé d’un monde (qui serait celui de la « science
exacte ») mais qu’il est constitué de mondes. D’une part, celui où des
faits sont faits ; d’autre part, ceux où des faits sont analysés, perçus,
interprétés en fonction d’ontologies multiples. Ces mondes ont des limites, des
cadres et des frontières.
Il revient en tout cas à l’art de jouer précisément des perméabilités entre ces
mondes. À la « fiction consensuelle » dont parle Rancière se
superposent « les fictions fictionnelles », terme que l’on peut
forger pour évoquer les mondes qui affichent, avec tous les degrés de nuances
possibles, leur fictionnalité. De fait, «la question primordiale n’est pas celle des
relations que la fiction entretient avec la réalité ; il s’agit plutôt de voir
comment elle opère dans la réalité,
c’est-à-dire dans nos vies. »
[1] Dans la Poétique, Aristote
considère que l’agencement des faits est le point le plus important de toute
tragédie : « Est entier ce qui
a commencement, milieu et fin. Est commencement ce qui de soi ne succède pas
nécessairement à autre chose tandis qu’après il y a autre chose qui de part la
nature même est ou se produit ; est fin, au contraire, ce qui de soi, de
par la nature, succède à une autre chose ou la plupart du temps, tandis
qu’après il n’y a rien d’autre ; est milieu ce qui de soi se succède à
autre chose et est suivi d’autre chose.» Aristote, Poétique, traduit du grec par J. Hardy, Paris, Gallimard, 1990,
p.91.
[2] Interview de J.- M. Schaeffer par Alexandre Prstojevic sur le site
internet Vox Poetica. Disponible sur http://www.vox-poetica.org/entretiens/intSchaeffer.html [consulté le 12 novembre 2020].
[3] Pour Schaeffer, la fiction ne se définit pas uniquement comme genre
(littéraire) ou même comme champ de l’artistique : elle est aussi et avant
tout une aptitude psychologique partagée collectivement, et ce, depuis la
petite enfance.
[4] Jacques Rancière, Le spectateur
émancipé, Paris, la Fabrique, 2008, p.75.
[5] « Reality is the point of
coincidence between different fictions. » Vilém Flusser, « On
Fiction », traduit du portugais par José Newman, dans Alex Coles, EP Vol.2: Design Fiction, Berlin, Sternberg Press, 2017, pp.137.
[6] «Take, as en example, this
table. It is a solid board that my books lie upon. But, as we know, this is
fiction. This fiction is referred to as "the reality of the senses".
If considered from a different perspective, this table is a practically empty
electromagnetic and gravitational field which other fields called
"books" float. But, as we know, this is fiction. This fiction is
"the reality of exact science". If other aspects of this table are
considered, then it is an industrial product, and a phallic symbol, and a work
of art, and other types of fiction (which constitute realities within their
respective discourses.) The situation can be characterized in the following
terms : from the point of view of physics, the table is apparently solid
but, in fact, hollow and from the point of view of our senses, the table is
apparently hollow, but solid in terms of experiential and immediate reality. To
ask which of these points of view is "truer" is a question lacking in
meaning. If I state "fiction is reality "I am then affirming the relativity and equivalence of all
possible points of view. » L’auteur va jusqu’à affirmer que celui qui
a inventé la table, et qui pourrait être considéré comme étant une réalité
« vraie » est aussi possiblement une fiction. Nous ne sommes réels
que parce qu’un objet est là pour nous le rappeler. Ainsi, la réalité se
définit dans la relation entre le sujet et l’objet. Car l’expérience est la
réalité.