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Recherche-création avec Emmanuelle Becquemin

par Coline VernayColine Vernay

Enseignante à l’Esadse depuis 2013, Emmanuelle Becquemin intervient auprès des 2e, 4e, 5e année, du CyDRe (3e cycle) et coordonne la mention ACDC_espaces.
En 2019, elle a initié un travail de recherche dans le cadre de son doctorat en art et en design qu’elle a développé au sein de l’Institut-Acte-Paris 1 Panthéon Sorbonne en partenariat avec le centre de recherche en design de ENSCI-les Ateliers-ENS Paris Saclay.
Sa thèse, intitulée « Performer l’usage, une poétique-fiction » et soutenue en 2021, a été l’occasion pour elle d’expérimenter et de pratiquer une des formes possibles de la recherche, celle que l’on nomme la recherche-création

Commençons par une définition essentielle : qu’est-ce que la recherche-création ?

 « Performer l’usage, une poétique-fiction » thèse soutenue en 2021 © Emmanuelle Becquemin

Pour moi, la recherche-création est une manière spécifique d’articuler la création avec des formes plus académiques et plus méthodologiques de la recherche.
Pour définir un sujet dans le cadre d’une thèse, on s’appuie, en général, sur un travail artistique personnel que l’on a développé au fil des années. Mais il s’agit précisément de « dépasser », ou en tout cas d’élargir, ce qui fait œuvre de création en comprenant, intuitivement dans un premier temps, ce qui fait question ; en d’autres mots, ce que l’on peut et ce que l’on va rechercher.
Ensuite, pendant le processus même de la recherche-création, se mettent en place, plus ou moins naturellement d’ailleurs selon son parcours, des allers-retours entre ce qui relève de la création artistique (qu’elle soit d’art ou de design) et des moments de mise à distance de ses propres pratiques artistiques. Il s’agit alors de les mettre en perspective avec d’autres œuvres, qu’elles émanent d’artistes (les « praticiens ») ou d’autres champs des sciences humaines. En fonction de son sujet, mais aussi de ses affinités, l’artiste-designer-chercheur est amené à s’appuyer sur des textes de sociologues, de philosophes, de critiques ou de commissaires, d’anthropologues, d’économistes, d’historiens, etc. : à cet endroit, il n’y a aucune limite disciplinaire, si ce n’est celle qu’on pose comme étant son cadre de recherche.

Quelle distinction avec la création ?

Il est évident que lorsque l’on crée, on est dans un processus de recherche – sans que cela soit forcément «de la recherche » au sens universitaire du terme. Peut-être oserai-je dire que la recherche-création se distingue de la création par cette volonté de mise à distance de ce qui est en train de se faire, qui est en train d’être (ou a été) créé: il s’agit de s’extirper de manière régulière du processus de création et de regarder sa production personnelle à l’aune des questions qui interpellent d’autres personnes, praticiens ou théoriciens, et qui se situent dans d’autres systèmes de pensée. C’est aussi une manière singulière d’avancer dans sa pratique de création. De se rendre poreux à la façon dont d’autres personnes se saisissent des mêmes questions que soi, mais différemment, puisqu’ils s’en saisissent à partir de leur point de vue propre qui émane, notamment, d’un autre champ disciplinaire. La thèse – et tout le travail « théorique » qui l’accompagne – a été une ouverture formidable et m’a amenée à des formes de création vers lesquelles je ne me serais probablement pas rendue.
On comprend aussi, progressivement, d’où l’on parle et d’où on nous parle. 

 En quoi cela se distingue de l’auto-critique ?

Je ne sais pas ce que tu définis comme relevant de « l’auto-critique ». En tout cas, la recherche-création n’est pas le lieu où l’on serait amené à faire de l’auto-critique. Je dirais plutôt qu’elle invite à comprendre où l’on se situe (dans quelle famille d’artistes ou de designers par exemple, avec quels auteurs tu vas reconnaître des affinités intellectuelles… ou à l’opposé des désaccords fondamentaux).
La recherche-création est sans aucun doute, pour moi, le lieu d’un dialogue. 

Vous avez présenté votre thèse en arts plastiques et en design en 2021. Comment s’est passé cet exercice académique pour vous ?

Après une quinzaine d’années de travaux, je sentais clairement qu’il y avait dans ma pratique un rapport fort entre l’objet, la performance et la fiction. Au départ de ma thèse, je savais que j’allais m’appuyer sur deux œuvres que j’avais faites au sein de mon binôme Becquemin & Sagot1. Ces deux pièces me semblaient questionner des liens que j’avais envie d’explorer entre l’usage des objets, leurs performativités, et la manière dont elles devenaient une forme fictionnelle.
J’ai fait ma thèse à Paris 1- Panthéon Sorbonne sous la direction de Christophe Viart, artiste et chercheur, spécialisé, notamment, sur les écrits et dits d’artistes, en partenariat avec l’ENSCI-les Ateliers. Je m’étais fixé un cadre de travail : chaque année, j’allais à l’ENSCI, « m’offrir » des temps de résidence de création, temps pendant lesquels j’essayais de tirer les fils de toutes les idées intuitives émergées pendant mes lectures et mes prises de notes.
Cette thèse a été finalement une manière de donner un souffle autre et nouveau dans mon travail, à la fois de créatrice, mais aussi d’enseignante. Et d’ouvrir des perspectives que je n’aurais pas envisagées.

Apparition d'une île, Becquemin & Sagot, performance, 2011 © Becquemin & Sagot

Cette expérience de thèse était-elle pour vous de la recherche-création ?

Oui. En tout cas, c’est comme cela que j’ai voulu mener cette thèse : me permettre des allers-retours entre la production de pièces (dont beaucoup n’ont pas abouti et sont restées des expérimentations) et des questionnements sur ce que ces formes amènent avec elles. Une sorte de ping-pong. Selon moi, l’idée est toujours de lier sa question de recherche avec une pratique de création, tout en ayant conscience que l’on appartient à une communauté de chercheurs, qui vont eux-mêmes se saisir des formes (intellectuelles ou artistiques) pour faire recherche.

Dans votre thèse, vous parlez de « tissage »…

Oui, cette analogie me semble juste : si la recherche-création est dialogisme, alors elle invite à se poser la question du tissage, de l’entremêlement : comment relier, tisser et créer son écosystème ; comment cet écosystème déploie-t-il de nouvelles branches : certaines poussent dans une direction, puis une autre, et à un moment il faudra choisir les directions que l’on a vraiment envie d’explorer. La recherche-création, cela consiste aussi à prendre conscience de l’écosystème dans lequel on s’inscrit et vers lequel on va aller. Il me semble qu’il y a quelque chose de l’ordre d’un voyage : un voyage qui invite à découvrir des territoires, certains connus, d’autres inconnus. Comment les œuvres des uns, les pensées des autres s’entrelacent-elles ? Quelles sont les lignes qui convergent dans ma pratique et vers lesquelles d’autres pratiques rayonnent ? Comment cet entrelacement peut faire sens pour autrui ?

Collectif Fil Utile Choisir l’essentiel : tisser des liens
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 La recherche-création, c’est une manière de faire ?

Oui, une manière de faire de la recherche et une manière de faire de la création. Mais attention, tout n’est pas recherche-création.
Pendant ma thèse, et aujourd’hui évidemment, je continue à travailler seule ou en binôme et tout ce que je suis amenée à faire que ne s’inscrit pas dans la catégorie « recherche-création » et c’est important d’ailleurs que toute création ne cherche pas à devenir ou à déployer de la recherche-création : il faut qu’on puisse être dans un rapport plus intuitif de création, sans être dans une prise de recul systématique cherchant ce avec quoi ça résonne, ça s’articule…

Votre recherche-création engendre-t-elle des formes ? Que donne-t-elle ?

Performances-fictions, Éditions les Murmurations © Camille Leherpeur

Au moment où j’ai dû, pour postuler en doctorat, écrire un sujet avec les attentes universitaires classiques (bibliographie, corpus d’œuvres notamment), je me suis mise à écrire des fictions à partir des œuvres de mon corpus. Je ne savais pas pourquoi je le faisais, ça me semblait curieux, même, comme envie et démarche, mais je l’ai fait.
Et j’ai continué tout au long de la thèse : cela a donné lieu à une quarantaine de textes, où je me suis amusée à expérimenter des styles d’écriture très différents. À mi-parcours, j’ai eu l’impression d’avoir épuisé cette voie, et j’ai écrit alors des fictions de performances, que j’aurais pu performer, mais qui allaient rester sous cette forme fictionnelle ; ou du moins jouer de cette ambiguïté.
Quand j’ai commencé à écrire ma thèse, je me suis interrogée sur le sens et le pourquoi de ces formes fictionnelles. Il est devenu petit à petit clair qu’il s’agissait pour moi d’éprouver une autre manière de parler des œuvres, littéraire cette fois-ci, et non plus analytique.

Cela m’a amené à insérer certaines de ces fictions dans le mémoire de thèse. Ma thèse mêle donc des moments de fiction à des développements théoriques et argumentatifs. La mise en page permettait de « performer l’usage » de la lecture de la thèse : on pouvait alors choisir de la lire telle que je le proposais, dans cette hybridation, mais aussi de ne lire que les fictions, ou de lire sans les fictions.
L’enjeu était de réfléchir à ce que pouvait être la recherche-création au sein même de l’écriture de la thèse. Les œuvres étaient autant pensées comme des références, pour étayer des hypothèses, que comme des matériaux de création pour écrire de la fiction. Je me suis amusée à établir des dialogues avec elles, de différentes teneurs, comme autant de possibilités d’écriture sur des œuvres. Écrire sur des œuvres devenait à la fois écrire à partir d’elles, mais aussi avec elles. Ce n’était pas uniquement les observer, les décortiquer pour comprendre comment elles fonctionnaient et en faire une lecture critique. C’était aussi se laisser aller à une lecture fictionnelle dont la poétique relevait aussi d’une analyse. 

De fait, je souhaitais qu’il y ait deux soutenances pour les 7 membres du jury et que ces soutenances se construisent en miroir : cela permettait de réactiver ce qui était en jeu dans la thèse. Une soutenance qui correspondait aux critères universitaires (présentation du travail de recherche pendant une vingtaine de minutes, puis retours et questions de chacun des membres du jury). L’autre, que j’ai nommée une soutenance-performance, a eu lieu trois semaines avant et présentait l’aboutissement de ces textes fictionnels : une performance-scénique de 55 minutes, que j’ai pu construire lors de semaines de résidence de création dans un théâtre, la Scène de Recherche, à Paris-Saclay. Ce spectacle intitulé « Des voix dans la mienne » est une forme autonome, qui peut se montrer indépendamment du contexte du doctorat ou de la soutenance. Je vais d’ailleurs la présenter en février prochain, au théâtre de la Reine Blanche, à Paris, dans le cadre d’un festival sur les écritures contemporaines.

Des voix dans la mienne, performance (55'), 2021 © Emmanuelle Becquemin

Vous êtes également enseignante, comment votre pratique et votre expérience de la recherche-création influencent-elles votre pédagogie ?

J’ai fait une thèse d’abord parce que j’étais enseignante, et que j’avais envie et besoin de sortir de mes habitudes d’enseignante. Pour moi, thèse, création, et enseignement sont intimement liés.
Pendant mon doctorat, j’ai ponctuellement articulé mes recherches avec mes cours, notamment en année 1 et en année 4. Par exemple, j’avais monté un projet semestriel que j’avais intitulé « Performer l’usage »2, en partenariat avec le centre d’art et de danse Ramdam à Lyon et le Musée d'art moderne et contemporain (MAMC) de Saint-Étienne qui présentait à ce moment-là une exposition sur les performances de l’Arte Povera. Il s’agissait de réunir une approche historique en découvrant ces œuvres ainsi que les performances des designers radicaux italiens, et une expérimentation intuitive et très libre de « l’usage des objets » lorsqu’on les extirpe du quotidien et qu’on les manipule sur une scène.
Autre exemple, cette année, nous avons développé, en première année du Master ACDC_espaces, un atelier avec Émilie Perotto que nous avons intitulé « Fanfiction » : nous proposons aux étudiants d’écrire des textes de fiction, puis des textes critiques sur une pièce de leur choix – comme un préambule expérimental qui leur permet, du moins on l’espère, de mettre le pied à l’étrier avant le mémoire. Certains de ses textes seront accessibles sur le blog de notre atelier d’initiation à la recherche-création A/R PointBreak.
Enfin, dans mon travail d’enseignante au CyDRe, j’essaie d’amener les étudiants à comprendre leur légitimité à écrire et la singularité de la « forme » de leurs écritures, qu’ils doivent petit à petit, le long de leur parcours de 3e cycle, trouver, puis peaufiner.
Mais nous sommes nombreux, dans les écoles d’art, à porter ce discours. Il faut que les artistes et les designers se saisissent de l’écriture pour parler de leur travail ; et pas uniquement dans le cadre scolaire du mémoire de Master. Ce n’est ni mieux ni moins bien qu’une autre manière d’écrire. Mais ces écrits seront menés par leur regard de praticien. Et c’est une force : j’y crois en tout cas !

L’écriture pour mettre en communRecherche Design au CyDRe
Idées

Workshop « Performer l'usage », 2019, avec les étudiants de la mention ACDC_espaces © Emmanuelle Becquemin

Comment évoluent vos projets de recherche actuels ?

Actuellement, j’ai envie d’aller gratter d’un côté que je connais peu, mais que je vis mal : les mauvais usages de la fiction, entre fake news et post-vérité. Je commence aussi un nouveau projet de recueil de fictions, autour d’une cartographie de performances, dans laquelle l’objet encore une fois aura un statut particulier.

par Coline VernayColine Vernay


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