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Jeunes designers

Choisir l’essentiel : les nouveaux engagements

par Coline Vernay

Lola Hen © S. Binoux

Si l’enseignement du design apparaît relativement récemment (dans les années 60), différentes pratiques et analyses se sont succédées depuis dans les écoles d’art. Quelles sont aujourd’hui les préoccupations de la nouvelle génération ?

Pour apporter un éclairage à cette question lors de l’Avant Biennale, l’équipe de la Cité du Design a sélectionné 6 projets de la dernière promotion de l’Esadse, qui, chacun à leur manière, “choisissent l’essentiel”. En guise d’introduction : entretien avec David-Olivier Lartigaud, de l’Unité de Recherche Numérique de l’École d’Art et de Design de Saint-Étienne (Esadse)/Ensba Lyon et enseignant à l’Esadse depuis 2010, qui a pu observer et former, différentes générations.

Depuis que vous enseignez en école de design, qu’avez-vous observé comme évolutions ?

Ces 10 dernières années, il y a eu une sorte de révolution dans le domaine du design numérique, celle des makers. On passe d’un design numérique centré sur des questions liées au web, à la modélisation d’objets en 3D, à l’interactivité, etc. un courant lié au fablab, à l’idée de « l’artisan numérique ». C’est un changement d’état d’esprit. C’est ce positionnement d’artisan numérique que l’on a défendu dans les années 2010 au Random (lab). Le designer se recentre sur une pratique plus personnelle, où ses créations sont généralement produites avec des programmes et des machines qu’il a élaborés ou reconfigurés lui-même. On passe d’un design lié à la production industrielle utilisant des logiciels issus de grandes firmes internationales, à un design remettant en question les outils utilisés, accompagné d’une production qui se relocalise. Cette tendance est apparue au début des années 2000 avec, notamment, le langage Processing, puis les plateformes Arduino, vers 2005/2006, qui ont permis de donner une autonomie aux créateurs utilisant le numérique et l’électronique. Par la suite, des brevets sont tombés dans le domaine public, et les imprimantes 3D,  découpeuses laser, CNC, etc., sont devenues moins chères. L'approche a donc changé car ces outils ont donné davantage de possibilités de faire soi-même, « à l’atelier ». Ceci s’est accompagné de l’émergence du « paramétriques », c’est-à-dire de la possibilité d’adapter, grâce au numérique, les dimensions, la structure ou les matériaux d’un projet selon les contraintes du commanditaire. Cette révolution du Do it Yourself (DIY), avec le développement des fablabs et le mouvement maker, est une grosse tendance des années 2010. Les projets de design numérique deviennent plus situés, plus personnalisés mais aussi plus « distribués » car certains designers entrent dans la logique du partage des connaissances et du « libre ».
Ces problématiques liées à la culture libre, l’open source, le partage, etc. sont désormais présentes dans toutes les écoles d’art et design qui abordent le numérique. L’esprit maker s’est instillé partout avec toutefois des différences : certaines écoles vont, par exemple, défendre l’utilisation des logiciels propriétaires pour des questions de professionnalisation, alors que d’autres vont affirmer qu’il faut couper avec ce type de logiciel afin de créer des designers vraiment autonomes.
S’ajoutent aussi à cela, depuis quelques années, des préoccupations liées à la surveillance et à la captation de l’attention. Il s’agit pour les designers numériques actuels d'être conscients des mauvaises pratiques (dark patterns, etc.).

La conscience écologique des étudiants est-elle différente aujourd’hui ?

Il y a 10 ans, les préoccupations liées à l'écologie étaient déjà présentes dans les écoles, mais ce sujet a progressivement pris le devant de la scène. On constate une vraie prise de conscience de l'empreinte écologique du numérique (pollution, énergies pour les data centers ou les blockchains…) de la part des étudiants en design.
Quand on parle de pollution, on a souvent en tête l’image de la bouteille qui flotte à la surface de la mer : c’est une pollution qui a lieu après la consommation du produit. Les questions de pollution liées au numérique sont aussi importantes en amont car il faut des terres rares et des éléments complexes, donc difficilement recyclables, pour fabriquer les composants. Une ampoule LED par exemple est plus polluante en amont de la consommation, pour sa fabrication, que lors de son utilisation puis de sa fin de vie. L’obsolescence rapide du matériel numérique reste un problème dont les jeunes designers mesurent bien l’enjeu.

Peut-on parler d’une pratique engagée des jeunes designers ?

Être un bon designer numérique aujourd’hui c’est ne pas faire du design d’addiction : c’est faire en sorte que l’utilisateur soit libre de ses choix, non-captif. Toute une réflexion est liée à cela en lien, entre autres, aux réseaux sociaux. En plus s'ajoute maintenant, le sujet de l’Intelligence Artificielle (IA), auquel les designers doivent forcément s'intéresser. Les étudiants sont dans cette mouvance, ils ont une conscience globale des enjeux actuels, et sont moteurs dans l’idée de faire du design responsable, cherchant à ce que la planète et les utilisateurs aillent mieux. Les projets développés peuvent être très divers : jeux vidéo, installations interactives, web, graphisme, etc., mais la même préoccupation commune est présente. Dans les années 2010, la question écologique n’était pas directement liée au design numérique, aujourd’hui, tous les étudiants ont conscience qu’un projet n’est pas bon s’il est polluant, la base de la base étant d’être respectueux de l’environnement et de l’utilisateur.
Il s’agit de prendre soin, c’est un design plus mature, en somme.

Choisir l’essentiel à mes yeux ce serait, en tant que designer, faire des choix qui ne soient pas des choix par défaut, pas des choix guidés par des injonctions de marché. L’essentiel c’est d’avoir une éthique, d’exercer son travail en faisant des choix conscients et respectueux.

L'idée est d'être plutôt guidé par le respect de l’utilisateur et l'environnement que par le marché et la rapidité. L'essentiel est, même l’urgence, est quand même de préserver l’environnement dans lequel on vit !

En quoi la formation dans les écoles de design est-elle différente aujourd’hui ?

En numérique, les évolutions techniques ont été importantes : ce qu’on utilisait en 2010 n’est plus la même chose aujourd’hui. La Réalité Virtuelle (VR) et de la Réalité Augmentée (AR) ont notamment participé à ces changements. Certains étudiants travaillent maintenant avec de la VR au lieu de faire des maquettes réelles.
Ils se familiarisent avec la 3D, la programmation, pour pouvoir développer des univers, des objets, etc. Faire des rendus 3D n’est pas nouveau mais le caractère immersif de la VR ou de l’AR permet de montrer des simulations de projets importants en ne consommant pas de matériaux. Cette attitude n'était pas là dans les années 2000 et même 2010, et s’affirme maintenant. La formation s’adapte donc à ces changements, techniquement mais surtout conceptuellement car l’approche fondamentale reste avant tout de réaliser un projet au mieux sans être dirigé par une contrainte ou une technique « à la mode ».
Un autre aspect évident est l’influence de cette période COVID : le numérique avant et après le COVID n’est plus le même, nos attitudes et nos habitudes ont changé. Les choses se sont transformées, la « visio » est vraiment entrée dans nos vies et nos habitudes de travail ou de communication ont changé. Cela implique notamment de revoir les conditions et l’environnement de travail pour l’améliorer, de repenser notre quotidien : c’est du design et c’est déjà pris en compte par les étudiants, donc aussi par les enseignants.

Y-a-t-il une approche spécifique du design à l’Esadse ?

Selon moi, en numérique, pratique et théorie ne peuvent pas être séparées. Les étudiants doivent avoir des cours d’histoire du design, de l’art et de la culture numérique, pour en comprendre les enjeux tout en ayant « les mains dans le cambouis » (c’est-à-dire, en ce qui nous concerne, le code, la modélisation, etc.). Dans la mention Médias, la méthode d'enseignement est dans cette logique, afin d’avoir une pratique cultivée, qui permet de ne pas prendre les choses comme si elles venaient de nulle part, de comprendre l’antériorité des gestes et des pensées.
Ces dernières décennies, la recherche s’est aussi rapprochée des étudiants à l’Esadse. Le fait que les étudiants puissent être en contact avec des labos de recherche à un effet locomotive. Dans le cadre du Random(lab) notamment, ils s'alimentent de ce que l’on fait afin de nourrir leurs pratiques ou l’écriture de leur mémoire de 5e année.

Merci David-Olivier Lartigaud, de l’Unité de Recherche Numérique de l'Esadse/Ensba Lyon, pour cette analyse de l'évolution des préoccupations des étudiants et de l’enseignement en école de design ces dernières années.

Elle introduit parfaitement les 6 projets de l’exposition Round 5 sélectionnés par l’équipe de la Cité du Design, qui résonnent particulièrement avec le thème de l’Avant Biennale : Choisir l’Essentiel.


6 projets de jeunes diplômés qui choisissent l’essentiel


1. Lola Hen, Zerma

ZERMA est une distillerie pirate nichée au sein de l’école, une entreprise qui a pour siège l’adresse de l’établissement. J’ai commencé à matérialiser cette idée en créant une boîte aux lettres au nom de la distillerie, ainsi qu’une serrure et une clé que j’ai réalisées moi-même et qui ne sont donc pas reproductibles chez un serrurier. La distillerie, elle, prend appui sur les dispositifs existants. Le matériel de distillation que j’ai installé pour la badiane se calque sur les circuits de tuyauterie et d’électricité de l’école. Les macérations de mes plantes se font dans des mallettes semblables aux valisettes renfermant des perceuses ou des caméras. Quant à la vente des bouteilles d’alcool, elle s’organise via un moyen de paiement attribué aux étudiants : de petites cartes plastifiées d’une valeur de 5 € à 15 €. Cela me permet de n’avoir aucun échange d’argent à proprement parler, et par là une invisibilité et une intraçabilité de mes ventes.La récupération des lots se fait le jour de mon diplôme dans des casiers appartenant à l’école. À l’instar de lockers, les casiers numérotés et cadenassés permettent à mes clients d’être autonomes et de garder leur anonymat. Le dispositif école devient alors support et façade d’une activité d’élaboration de spiritueux et me permet de récolter assez d’argent pour financer ma cinquième année.

Voir le diplôme de Lola


2. Lisa Swieton, Souviens-toi de m’oublier

Le film s’articule autour de la lecture d’une lettre –d’amour et d’adieu– adressée à une femme. Cette lettre, datée de 1942, par les mots douloureux et beaux qui la parcourent, nous instruit du tragique contexte dans laquelle elle fut écrite. Souviens-toi de m’oublier est un film en suspens, à l’image des quelques plans sur la poussière virevoltante qui le rythment, à l’image aussi des paysages déserts, d’un orage nocturne et d’une maison habitée par l’absence: des lieux en lesquels résonnent et infusent les mots entendus – ceux de la lettre, dont une femme, apparaissant figée, assise devant une fenêtre, serait peut-être la destinatrice. Mise en scène d’une attente contemplative et solitaire, où l’absence a élu domicile, où la perte, par-delà les années, continue sa hantise.

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3. Lorette Pouillon, Certaines choses n’ont pas de fin

Les Choses est un répertoire de vingt-trois formes dotées de multiples potentiels. À la manière d’un·e metteur·e en scène qui recruterait ses comédien·ne·s avant même d’écrire son spectacle, je crée et rassemble des objets-protagonistes pouvant être développés à l’intérieur de différents formats (installation, performance, vidéo, image, objet éditorial). Les Choses sont: grandes, vides, prudentes, ravies ; Certaines sont : à voir, à faire, à dire, avec un accent grave ; Elles peuvent être: super pratiques, heureuses, rétrécies, sourdes; Elles sont immanquablement: mortes, non-comestibles et possibles. Certaines choses n’ont pas de fin constituait la première version de ce déploiement. Il s’agit d’une installation reprenant l’organisation de mon espace de travail, construit autour de trois étagères en bois. Certaines de ces Choses étaient sorties de leur espace de stockage. Confrontées à un nouvel environnement, elles rencontraient à leur tour d’autres Choses. Chacune de ces rencontres offrait alors des potentiels de compositions formelles, linguistiques et performatives. Ainsi données au monde, ces Choses devenaient momentanément autonomes et vivantes.

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4. Clara Thumelin, Prendre la parole

Les lieux de parole contemporains (auditorium, salle de classe, amphithéâtre universitaire, etc.) ont pour origine le théâtre grec antique. C’est le regroupement d’individus autour d’une prise de parole qui définit la forme et les règles de ces espaces. Ce projet de diplôme traite de la prise de parole dans le milieu scolaire. Comment échangeons-nous dans la salle de classe, autour d’une table ronde, dans les couloirs? Qu’est-ce que la prise de parole implique s’agissant du positionnement des corps et des formes qui nous entourent? À travers trois dimensions (la maquette, l’objet, l’espace), je propose des outils de parole qui s’émancipent des règles habituelles. Les positions des corps, les formes de regroupements changent. La confrontation publique versus orateur·ice est sans cesse renversée, questionnée. Je procède d’abord par expérimentation physique, seule ou à plusieurs, avec ou sans matériel, puis je construis des objets et espaces que j’expérimente à leur tour. Un cycle de recherche se met ainsi en place, mêlant performance et design. Au-delà de leur forme symbolique qui invite à une première réflexion sur ce qu’est la prise de parole dans l’espace de savoir, ces objets possèdent des qualités performatives me permettant de créer des scénarios d’usages variés. Chaque scénario mis en place, chaque utilisation, vient alors compléter, amplifier la recherche et me permet d’approcher ce qui conditionne la prise de parole. À travers cette recherche expérimentale, je veux offrir des émotions différentes, des événements singuliers, la possibilité d’un échange entre narrateur·ice et narrataire. Car les émotions, les vibrations du public et du ou des orateur·ice·s, sont aussi l’essence de la prise de parole.

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5.  Estelle Pom, Le Black Twitter France comme espace numérique de création

L’émergence d’un Black Twitter francophone demeure sous-investi par la recherche académique, or il requiert d’être défriché. D’un racisme diffus et subtil, dirigé vers les personnes noires, spécialement dans l’Hexagone, résultent des commentaires acerbes à portée politique sur le réseau social. Le Black Twitter pointe des rassemblements hétérogènes d’utilisateurs et leurs tweets, faisant écho à des mobilisations collectives en ligne. Je considère les auteurs, et leurs messages comme de multiples voix à célébrer. Je cherche à représenter cela en imaginant l’apparence graphique de paroles affirmées bien qu’invisibles. En tant «qu’éditrice» qui repasse par le papier, le façonne et s’en sert pour diffuser des récits afroféministes, antiracistes et résolument tournés vers la redistribution des richesses, je diffuse ces messages auprès d’un large public composé de personnes d’âges, de géographies et de milieux variés.

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6. Julie Dancre, Le bourgeon refleurira

De la réquisition d’un bâtiment dans le centre-ville à l’illustration de textes politiques, en passant par la création de banderoles en tissu à tendre aux balcons, Le bourgeon refleurira évoque différentes manières de s’engager, de mettre ses compétences en design au service des luttes locales, dans une ville utilisant le design comme outil de marketing territorial, censé la redynamiser et la rendre attractive. Nous sommes nombreux·ses à nous poser des questions sur nos pratiques et notre éthique, à voir dissoner nos convictions et nos actions, à prendre conscience de notre rôle dans des systèmes de production et de consommation souvent aliénants voire permettant d’asseoir certains rapports de dominations.Le bourgeon refleurira se divise en trois parties:
- un projet collectif d’affichage urbain, réalisé à huit mains, tentant de mettre en mots et en images certaines peurs, oppressions et revendications, via les techniques textiles (couture, collages, broderie, crochet).
- un projet qui, à terme, aboutira à la création d’une carte numérique participative tentant de référencer les réseaux militants et associatifs de la ville de Saint-Étienne. Structurés, informels, institutionnalisés ou virtuels, ces réseaux participent à la création et à la diffusion de modes de vie plus solidaires (c’est aussi une carte illustrée, critique et subjective de la ville à valeur d’archive).
- un projet d’édition, rassemblant textes poétiques, poli-tiques (féminismes, lgbtqia+, anti-racisme, érotisme, écologie sociale, etc.) et illustrations, ainsi qu’une série d’affiches illustrant un slam écoféministe.ville. à valeur d’archive).
Mail : julie.dancre@live.fr - Instagram : @100dancre

Voir le diplôme de Julie


par Coline Vernay


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