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Documenta quinze : make friends, not art

avec Ernesto Oroza

par Coline VernayColine Vernay

Alors que la grande majorité des médias se sont focalisés sur la polémique suscitée par des accusations d’antisémitisme, occultant la diversité des propositions et la réalité quotidienne de l’événement, nous avons échangé avec Ernesto Oroza1, commissaire invité, afin de parler de tout le reste.

Operational Factography, organisée par T Bruguera, C. Astiasaran, E. Oroza. documenta quinze ©Ernesto Oroza

En tant que commissaire invité, quelle proposition avez-vous reçue de la direction artistique, assurée par ruangrupa ? 

Tout d'abord, je dois dire que plutôt que « conservateurs », nous nous considérons comme des « opérateurs ». L'opérateur est quelqu'un qui travaille sur la chaîne de montage. Notre rôle, avec Tania Bruguera et Clara Astiasaran, était d'élaborer un montage de dix expositions dans quatre espaces différents. L'Hannah Arendt Institute of Artivism (Instar), dirigé par Tania Bruguera2, était l'un des 14 « membres lumbung »3 invités par ruangrupa, le collectif d'artistes indonésiens assurant la direction artistique de la documenta.
ruangrupa a proposé la pratique du « lumbung » pour organiser les ressources et les idées lors de la documenta quinze. « Lumbung » peut se traduire par « grange à riz ». Il s'agit d'un petit bâtiment situé au centre de nombreux villages indonésiens, dans lequel la communauté stocke collectivement le riz produit localement et le distribue équitablement. En Indonésie, cela leur permet de conserver la grande diversité des espèces de riz. La pratique du lumbung est désormais menacée par les efforts des entreprises et des politiciens qui cherchent à monopoliser la production de riz, d'implanter des OGM... Cela aura un impact négatif sur la diversité des céréales et par conséquent sur l'alimentation et la culture générale de l'archipel.

Ruangrupa a amené ce principe économique (lumbung), au centre de l'organisation de la documenta quinze, comme un protocole pour distribuer les ressources et travailler ensemble. Ils ont demandé à chaque membre du lumbung d'étendre la pratique du lumbung au-delà de Kassel et des cent jours que durait l'événement. C'était quelque chose de nouveau : développer des outils pour travailler ensemble, partager des ressources, remettre en question la manière de situer l'art dans ce genre d'événement international...
En même temps, comme un manisfeste, ruangrupa a annoncé : "make friends, not art", « on ne veut pas faire de l'art, on veut se faire des amis ». 

Comment cela s'est-il mis en place ? 

Dans les expositions d'art internationales, le budget est souvent dédié à la production de nouvelles œuvres d'art ou à l'apport et l'installation d'œuvres d'art géantes. Bien sûr, il y a des exceptions, d'autres façons d'utiliser le financement. Pour cette documenta, ruangrupa a proposé, en plus de la pratique du lumbung, la création d'une cagnotte commune où chaque membre avait une part, et pouvait remettre un peu d'argent dans la cagnotte, la redistribuer, etc. C'était important car les organisateurs étaient en mission pour aider à récupérer les fonds perdus dans la documenta XIV (la dette était d'environ 9 millions.). Ruangrupa a mis le protocole économique au centre de la conversation et de l'organisation. Aujourd'hui, de nombreux artistes se demandent comment nous pouvons survivre en tant que communauté et le faire ensemble, en partageant les ressources et en trouvant des moyens d'être autonomes.
Lorsque ruangrupa a invité Instar, Tania Bruguera était à Cuba, et avait des problèmes avec la police politique. Elle était littéralement assignée à résidence. Nous avons beaucoup travaillé avec elle dans cet état. Nous avons eu de nombreuses conversations sur la façon d'utiliser le protocole lumbung. Ruangrupa ne voulait pas d'une exposition qui se terminait le 25 septembre. Ils voulaient que l'impact de cette documenta reste deux ans de plus ; ils voulaient un impact positif sur les communautés où les membres de lumbung travaillent et vivent. Ils ont demandé à chaque membre lumbung d'apporter l'argent à la communauté et de produire là-bas, infiltrant les économies locales avec ce budget et récupérant les choses dans la documenta. Dans notre cas, c'était impossible.

 Il s'agit de construire des ponts entre les différentes luttes et contextes locaux, d'apprendre les uns des autres et de reconnaître que nous souffrons tous de ce système coercitif de conformité et d'assimilation. 

It’s about building bridges between the different struggles and local contexts, learning from each other, and recognizing that we all suffer from this coercive system of conformity and assimilation.

Ade Darmawan dans « The collective eye in conversation with ruangrupa. Thoughts on Collective Practice. Distanz, 2022.

Comment était-ce depuis votre perspective cubaine ?

C'était compliqué, parce que si vous apportez de l'argent à Cuba pour infiltrer l'économie locale et donner de l'argent à des artistes locaux qui travaillent ouvertement contre le gouvernement ou qui critiquent le système, une loi considère cette action comme une sédition. Il n'est pas possible de payer pour produire des choses là-bas. C'était donc une situation compliquée pour nous. Miami était une option, mais les artistes cubains et les familles vivant à Miami sont stigmatisés. Le stéréotype est que tous les Cubains de Miami sont des gens de droite, conservateurs et réactionnaires, contre les pratiques collectivistes. Le régime cubain crée cette stigmatisation ; cependant, les envois de fonds de Miami sont l'une des principales sources de revenus de Cuba. Les habitants de Miami soutiennent l'économie, en difficulté, de Cuba. Madrid était une autre option, parce qu'il y a aussi une grosse communauté cubaine installée là-bas. Au final, nous avons invité de nombreux artistes cubains à venir à Kassel pour présenter leurs projets. Nous avons décidé d'aborder dix champs culturels différents (musique, théâtre, pratiques civiques, entre autres). Pour ces dix pratiques artistiques indépendantes, nous avons préparé des expositions précises. Chacune a duré dix jours.
Dans certains cas, nous avons sélectionné un projet remarquable, représentatif selon nous, d'un de ces domaines culturels. Espacio Aglutinador, par exemple, est un espace d'exposition indépendant de La Havane, créé par Sandra Ceballos et Ezequiel Suarez. Ce projet, qui existe depuis 30 ans, est basé dans la maison de Sandra. Ils ont exposé des artistes et des œuvres qui ont été censurés ou exclus par les institutions culturelles. Parfois à cause de propositions dissidentes ou parce que les artistes s'opposent frontalement contre le gouvernement. Nous avons décidé de reproduire la maison de Sandra dans l'un des espaces d'exposition de la documenta quinze et avons reproduit une célèbre exposition qu'elle a organisée : Curators, go home. Espacio Aglutinador a été un pionnier à Cuba, proposant des pratiques de partage et d'inclusivité.

Curators go home, organized by T. Bruguera, C. Astiasaran, E.Oroza. Reproduction of EspacioAglutinador at documentafifteen ©Ernesto Oroza

Comment avez-vous procédé pour votre exposition ?

Avec Tania et Clara, nous avons utilisé la factographie opérationnelle4 comme méthodologie centrale pour organiser les dix expositions et les espaces publics dont nous disposions, avec deux objectifs. Le premier était de développer des expositions historiographiques qui rendraient compte des pratiques artistiques indépendantes à Cuba au cours des dernières décennies. Le second était de stimuler la conversation entre les artistes cubains, les visiteurs et les autres membres du lumbung. Pour cela nous avons fait des montages dans les espaces, basés sur cette historiographie. Pour les artistes cubains, c'était aussi un moment opérationnel de réorganisation, de partage d'expériences, de ressources, etc.
La décision de changer d'exposition tous les dix jours nous a permis d'amener de nombreuses voix différentes  à se succéder dans ce même espace. Des artistes de plusieurs secteurs culturels, et de différentes générations, fonctionnent différemment. Les séquences de spectacles ont également permis aux visiteurs de vivre des expériences différentes tout au long des cent jours de l'événement. Et lorsqu'ils parlaient à d'autres de leur expérience dans nos espaces, ils devaient le faire de manière fragmentée, car chaque exposition avait sa propre identité et un programme d'activités spécifique. Nous avons consacré la première exposition à la présentation de la méthodologie générale de factographie opérationnelle. En l'utilisant, nous avons montré tous les projets, activités, événements, conflits avec la police et autres situations impliquant Instar, à La Havane, au cours de ces deux dernières années. Pour organiser le contenu, nous avons invité Raychel Carrion5, un artiste qui réagit quotidiennement à la réalité politique cubaine depuis un an. Il produit d'excellents dessins au crayon, et nous en avons installé beaucoup, constituant comme une ligne de temps autour de l'espace. De cette façon, la documentation précise des activités d'Instar a été observée et organisée par la vision de Raychel de la situation cubaine. Nous pouvons y reconnaître des événements comme nous reconnaissons des personnes publiques et des événements politiques spécifiques.

En parallèle, vous aviez l'exposition à la Biennale Internationale Design Saint-Étienne. Les deux expositions sont-elles similaires ?

Comme vous le savez, la Biennale a été reportée d'un an. Pour cette raison, les deux projets se sont chevauchés dans mon emploi du temps. Celui pour la Biennale de Saint-Étienne a été écrit et conçu en 2020. J'ai commencé à travailler avec Instar pour la documenta en 2021. Je pense que l'exposition que nous avons faite ici avec les chercheurs de Cydre (À l'intérieur de la production) a beaucoup de protocoles et de décisions communes avec le projet Instar et d'autres expositions à la documenta quinze. Et ce n'est pas seulement parce que je suis un facteur commun entre les deux. De nombreux artistes, designers et chercheurs travaillent aujourd'hui à la création d'espaces associatifs et encouragent le débat au sein de ce type d'"exposition".
Il n'y avait pas une seule façon de travailler à Kassel, ce n'est pas généralisable. Cependant, plusieurs collectifs et artistes ont profité de l'occasion pour montrer leurs recherches tout en créant simultanément les conditions pour accueillir des activités et des programmes, créer des liens avec les communautés locales et partager des ressources. Cette pratique a été encouragée à Kassel par ruangrupa ; leur idée n'était pas de donner de l'argent pour créer de nouvelles choses mais bien d'utiliser le budget dans la vie quotidienne, pour faire le même travail à Kassel que les collectifs font dans leurs communautés. De nombreux artistes ont ainsi créé des espaces de conversations et d'ateliers, comme nous l'avons fait à Saint-Étienne.
Pour notre projet À l’intérieur de la production lors de la Biennale de Saint-Étienne, et pour le projet Instar, j’ai proposé le même outil : la factographie opérationnelle6. Mais nous l'avons utilisé de différentes manières. À Kassel, nous avions l'habitude de passer en revue les événements de Cuba au cours des 20 dernières années, en montrant plusieurs archives et en amenant les protagonistes à discuter avec les visiteurs et d'autres producteurs culturels. L'idée à Saint-Étienne était d'avoir un lieu pour débattre des conditions de la production aujourd'hui et documenter nos activités, dans une sorte de journal-mural pour stimuler une herméneutique collective postérieure. À Kassel, nous avons utilisé un calendrier pour organiser les expositions ; à la Biennale, nous avons utilisé un calendrier pour organiser les activités et la communauté. La factographie opérationnelle est un excellent outil pour organiser le travail et apprendre ensemble. Nous avons basé Azimuts 52 sur la même méthodologie, et Thibault Le Page (diplômé du DSRD) a réalisé pour Azimuts 54 une bibliographie illustrée et commentée sur la factographie. Il a également donné une conférence sur le sujet, dans le cadre du programme public de l'Instar de la documenta quinze .

Pourquoi revenir à la documenta quinze, accompagné de l'équipe du CyDRe ?

Pour moi, c'était stimulant de faire partie et de voir cette documenta. Depuis le début de ce projet en août 2021, je suis allé plusieurs fois à Kassel, et j'y ai rencontré de nombreuses personnes et projets intéressants. Il y avait beaucoup de richesses dans cette documenta. C'est quelque chose que je voulais partager avec le groupe du CyDRe. Pour le groupe, l'organisation de la documenta nous a offert un accompagnement, un hébergement ainsi qu'un laissez-passer gratuit. L'idée était de voyager là-bas, de visiter plusieurs expositions et de produire quelque chose que nous pourrions, plus tard,  continuer de partager avec d'autres. Nous avions prévu d'élaborer un dossier sur la documenta quinze pour Azimuts 55. Nous avons sélectionné des artistes et des collectifs qui avaient des thématiques communes avec certains chercheurs du CyDRe et dont la pratique est en quelque sorte traversée par les enjeux du design. Les étudiants ont pu y rencontrer, outre quelques membres de ruangrupa, des artistes tels que Richard Bell et Éric Beltran.

 Pour nous, la question pertinente est de savoir si les graines vont germer et si ce que nous plantons va continuer à pousser. Je pense que cette documenta demande d'autres formes de réception, de réaction et d'évaluation.

For us, the relevant question is whether the seeds will sprout and whether what we plant will continu to grow. I think this documenta demands other forms of reception, reaction, and evaluation.

Reza Afisina dans « The collective eye in conversation with ruangrupa. Thoughts on Collective Practice. Distanz, 2022.  
Learning from Saint-ÉtienneAncrage d'une revue de recherche en design
Entretien
Immersion dans l'exposition À l'intérieur de la productionUn aperçu de l'expérience participative proposée par Ernesto Oroza et les étudiants du CyDRe
Idées

par Coline VernayColine Vernay

1Au sein de l'Esadse Ernesto Oroza est responsable du 3e cycle (CydRe), directeur de la revue Azimuts, responsable de l’unit Everyone Can Design Even Designers. En 2022, il a notamment été co-commissaire de l'exposition A l'intérieur de la production (Biennale Internationale Design Saint-Etienne 2022) et de la documenta 15.
2Tania Bruguera est une artiste cubaine, connue pour ses performances militantes. Pour plus d'informations consultez son site et sur sa page Wikipedia.
3Dans l'ouvrage "The collective eye in conversation with ruangrupa. Thoughts on Collective Practice." publié en 2022, runagrupa explique ainsi l'origine de leur intérêt pour le lumbung: « Many friends were forced to do something else in order to survive, even though they were really talented. We developed lumbung to work against that. » et complète : « lumbung is a model for sustainable collaboration, so that what emerges can continue to grow after documenta fifteen. Furthermore, we already had working relationships and friendships with artists collectives (…) »« if my resource is useful to you and yours is useful to me, I make sure I can trust and rely on you to open up your resources to other friends. If you don’t have sugar, you ask your neighbor for it. »« You can find what we call lumbung in all cultures. There are different models of sharing, like cooperation for example. »« seven fundamental values that make up lumbung: being locally embedded, humor, generosity, independence, transparency, frugality, and regeneration. »« We see lumbung as a principle for cooperation, based on generosity and empathy. Sustainability is only guaranteed when resources are continuously renewed and replenished. » 
5A propos de Raychel Carrion, voir par notamment son site, et son Instagram.

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