Le numéro 62 de la revue « Azimuts | Design Art Recherche » est porté par l’équipe de recherche « Laboratoire d’expérimentation des modernités » de l’École supérieure d’art et design de Saint-Étienne, composante de l’Unité de Recherche Design & Création de l’Esadse, soutenue par la Direction générale de la création artistique du ministère de la Culture.
Pour une part, le faux est le cauchemar du visuel. Que ce soit en
philosophie, en art, en droit, en épistémologie, la catégorie du faux regroupe
tout ce qui est inadmissible : la simple erreur qu’il convient
d’identifier puis de corriger, mais aussi la tromperie délibérée, l’imposture,
le mensonge… Si, depuis Platon, le vrai est associé au bien et au beau, alors
le faux serait corollaire du mal et de la laideur. La mimesis porte donc, comme
un ineffaçable péché originel, la marque de l’illusion, de la corruption et de
l’infériorité par rapport à un modèle idéel.
Mais d’autre part, le faux est aussi le fantasme du visuel. Dès lors
qu’il est revendiqué ‒ et c’est là une ligne de
partage essentielle ‒, le faux devient un idéal à atteindre,
un véritable un objet de désir. Sous les atours de la fiction, il
s’habille de respectabilité inventive ; en tant que catégorie artistique,
le trompe-l’œil représente un absolu de l’habileté technique ; le talent
d’un comédien se mesure à sa capacité à convaincre qu’il est un autre ;
même le canular peut être revêtu de qualités didactiques dès lors qu’il est
revendiqué.
Traversé par la désinformation, les fake news et l’infox, notre
présent est fréquemment défini comme ère de la post-vérité. Là où la “société
de l’image” du XXe siècle s’appuyait d’une part sur
l’essor exponentiel de la photographie et des possibilités de reproductibilité
technique (Walter Benjamin), et d’autre part, sur l’assimilation entre
captation mécanique du réel et valeur de vérité pour supplanter la prééminence
du texte et du langage, le moment de la post-vérité découple, ou plutôt
inverse, cette dernière association. L’image n’enregistre plus un fait
antérieur, objectif et autonome (le « cela a été » de Barthes), elle produit
désormais une puissance d’adhésion. Le visuel devient performatif de
l’expérience vécue. Si Guy Debord a su diagnostiquer, dès 1967, que « dans
le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux », il
apparaît au XXIe siècle que la révolution est effectivement
permanente (comme le voulait le mouvement Fluxus) et que le faux est tout
autant et de façon indiscernable un moment du vrai.
Par ailleurs, cette contestation du factuel révèle un état de crise bien
plus profond qu’une simple dérive conjoncturelle liée aux réseaux sociaux
informatiques, à l’atomisation des vecteurs médiatiques et au spectaculaire
regain des populismes. La mise en doute ‒ sinon
l’effondrement ‒ des « grands récits »
(Jean-François Lyotard) entraîne une suspicion généralisée. Le vrai souffre
d’un soupçon, voire d’une mise en cause radicale, depuis qu’il a été invoqué
pour légitimer toutes les idéologies qui prétendent imposer le seul point de
vue juste et pur, s’enraciner dans une science de la nature sacralisée, définir
des identités monolithiques, promouvoir un sens de l’histoire assimilé à un
progrès indiscutable, revendiquer un “bon sens” qui relèverait
de l’évidence et qui, par conséquent, ne nécessiterait aucune autre
argumentation. Dès lors, la raison elle-même apparaît comme un lit de Procuste
qui mutile les expériences marginales ou minoritaires. Le « jargon de
l’authenticité », selon la charge de Théodor Adorno contre la phraséologie
heideggerienne, est désormais suspect de connivence avec toutes les formes de
domination et d’autoritarisme.
Mais au-delà des considérations sociologiques sur la communication et les
médias, la situation entraîne des conséquences spécifiques pour tout ce qui
relève du visuel. Nous nous pencherons donc sur ce que le faux fait au voir,
et non seulement au savoir. Que ce soit dans le champ de l’art ou dans une
approche plus large de l’image ‒ produite et/ou
perçue ‒ en tant que fait anthropologique, quels sont les
enjeux et les conséquences du faux ? Compte-tenu de l’étendue de la
problématique, la réflexion tentera d’établir des liens entre les différents
domaines abordés (parfois très hétéroclites et sans connexion académique) afin
d’esquisser une pensée transdisciplinaire du “faux voir”.
Les
pistes de réflexion suggérées ci-dessous ne sont ni des prescriptions ni des
limitations, mais visent seulement à indiquer l’amplitude des questions pouvant
être abordées :
L’art, vraie puissance du faux :
le domaine de l’art est confronté au faux de multiples manières. La première
‒ qui a d’importantes conséquences scientifiques, institutionnelles,
légales et financières ‒ est celle de la contrefaçon. Une autre est celle
du style d’un artiste et de l’attribution des œuvres. Une troisième tient à
l’entreprise de dévoilement qu’a pu incarner la modernité : s’affranchir
de l’illusionnisme pour, comme dans une opération de vérité, mettre au jour la
fausseté fondamentale des processus techniques et formels traditionnels
(songeons à la dénonciation de la « peinture rétinienne » par Marcel
Duchamp, mais aussi, avant cela, à la célèbre définition du tableau par Maurice
Denis : « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de
bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une
surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées »).
Faux documents et “documenteurs” :
le cinéma et l’art contemporain, mais aussi les archives historiques et
politiques ainsi que les “théories du complot” voient fleurir de nombreuses
images qui jouent de la suspension de l’incrédulité du spectateur, qu’elle soit
consentie ou inconsciente.
Intelligence artificielle et deep
fake : les AI génératives bouleversent en
profondeur notre rapport aux images et aux documents. Au-delà, ce sont les
notions mêmes d’authenticité, d’auctorialité, d’aura, voire la réalité
elle-même qui sont à repenser. Par le recours aux filtres et à la retouche
d’images, les réseaux sociaux sont le lieu de fabrication d’une image de
soi améliorée et idéalisée, la “meilleure version de soi-même”,
selon l’expression consacrée.
Nouveaux matériaux :
qu’il s’agisse de produits imitant autre chose (faux marbre, faux bois, fausse
pierre, fausse fourrure, fausse viande végétale, etc.), de matériaux
synthétiques aux propriétés nouvelles (nano-particules, composés hybrides
organique/inorganique, etc.) ou de substances nouvelles créées spontanément par
les effets de l’anthropocène (par exemple le plastiglomérat, un composé
sédimentaire de roche basaltique et de plastique, observé pour la première fois
en 2006, à Hawaï), où passe la frontière entre le nouveau et le faux ?
Apparitions, fantômes et hallucinations :
les visions attestées dans des contextes très différents sollicitent des
approches fondamentalement pluri-disciplinaires mêlant la sociologie, la
théologie, la psychologie, la physique… En outre, les photographies et moulages
spirites posent la question de la matérialité de telles expériences.
Cryptozoologie :
comment établir le partage entre la recherche de nouvelles espèces (parfois
créées par la pollution) et l’étude d’animaux tenus pour légendaires ? Y
a-t-il continuité depuis les bestiaires de l’antiquité et du moyen-âge jusqu’à
la cryptozoologie moderne ? Que nous disent de notre distribution du vrai
et du faux licornes, thylacines, mokélé-mbembés, okapis, yétis, cœlacanthes et
autres monstres (rappelons que le latin monstrare signifie montrer,
dévoiler), du Loch Ness ou d’ailleurs ? Quel statut pour les documents,
s’agissant de ce qui demeure invisible ? Dans un contexte de crise
écologique et ethnologique, le crypté représente-t-il une zone grise,
entre apparition et disparition ?
Nous encourageons les contributions critiques, théoriques, expérimentales ou fondées sur des projets concrets. Chercheurs, designers, artistes et penseurs sont invités à soumettre des textes, articles, interviews ou propositions visuelles explorant ces thématiques.
Ce numéro de la
revue Azimuts est porté par le Laboratoire d’Expérimentation des
Modernités (LEM) de l’école supérieure d’art et design de Saint-Étienne,
composante de l’Unité de Recherche Design & Création de l’Esadse, soutenue
par la Direction générale de la création artistique du ministère de la Culture.
Le LEM prend
pour objet d’étude et de mise en situation les héritages de la modernité,
qu’ils s’inscrivent en continuité ou en rupture avec celle-ci. “Post”, “hyper”
ou “alter”, la création contemporaine ne se définit qu’en relation avec le Big
Bang que fut la modernité, que cette relation soit héritage, variation, rupture
ou amnésie délibérée. Pour autant, cet “horizon des événements” n’est pas un
mais multiple. Dans ses dimensions historiques, politiques et esthétiques, la
modernité exige d’être repensée aujourd’hui afin d’en détecter les particules
complexes et les rayonnements ‒ peut-être fossiles mais toujours
actifs ‒ qui conditionnent notre contemporanéité.
Les résumés des propositions de
contribution doivent être envoyés avant le 02.09.2025
Les propositions doivent comporter un titre, le prénom et le nom de
l’auteur·ice, ainsi que quelques lignes de présentation (biographie (qualité,
rattachement institutionnel ou lieu d’exercice de la profession) et une ou deux
références bibliographiques propres à l’auteur).
Le dépôt se fait via : azimuts.contribution@esadse.fr avec l’objet « Azimuts-contribution n°62 »
- Format du fichier : .doc, .pdf
- Intitulé du fichier : « nom de l’auteur·ice_ AZ62 »
L’iconographie
éventuelle doit être envoyée via la même adresse mail.
Pour l’appel à contribution, la taille du résumé
demandé est de 2 000 signes pour des textes finaux d’une taille de 5 000 à 15 000
signes.
En parallèle pour le bon suivi de votre dépôt, nous vous remercions de compléter
ce formulaire
Premier retour aux
contributeur·ice·s : 1e octobre 2025
Suivi éditorial : octobre-décembre 2025
Les textes acceptés seront à rendre
terminés (texte + iconographie éventuelle) le 15/12/2025 :
• en cas de texte : entre 5 000 et
15 000 signes maximum,
• en cas de contribution
essentiellement visuelle : entre 1 et 8 pages format 22 cm de haut x 16.5 cm
de large.
Date de parution du numéro : automne 2026
Pour toutes questions et informations complémentaires, merci d’utiliser la même adresse mail que pour l’envoi des propositions : azimuts.contribution@esadse.fr