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Aïoli en Indonésie

Technique, partage et poisson

Aïoli © Ernesto Oroza

par Coline VernayLola Hen

Lors de notre voyage en Indonésie, nous avons été invités sur l’île de Sulawesi, dans la ville de Makassar. Nous y avons été accueillis par Mirwan Andan, artiste et historien indonésien. Mirwan a fait partie du collectif Ruangrupa et a ensuite fondé Riwanua, une branche de Ruangrupa, dans la ville de Makassar. Chaque jour, nous étions invités à partager nos repas avec les membres du collectif dans une grande maison. Un jour, Alex et moi avons décidé de participer à la vie du lieu en proposant de cuisiner pour les membres du groupe. Nous avons réfléchi à une recette qui pouvait correspondre aux coutumes alimentaires, qui soit appropriée à l’organisation du lieu et qui pouvait faire l’objet d’une transmission de technique. Alex et moi sommes proches de la culture méditerranéenne. Après une courte discussion, nous avons trouvé certaines similitudes avec la culture indonésienne, que ce soit dans la façon de partager les repas ainsi que dans les habitudes culinaires. En effet, nous nous trouvions sur une côte et comme pour toute ville portuaire, la pêche à Makassar est une activité économique importante qui influence grandement le régime alimentaire de la population. Il était donc logique pour nous que la préparation soit basée sur les produits de la mer. 

Documenta quinze : make friends, not artavec Ernesto Oroza
Entretien

L’aïoli comme éthique du faire

Quelle meilleure recette que l’aïoli pour parler de technique et de partage ? Pour ceux qui ne connaissent pas ce plat typiquement méditerranéen, il s’agit d’une sauce à base d’ail et d’huile d’olive qui accompagne des légumes, du poisson blanc et des crustacés. En France, cette recette fait partie d’une culture régionale : la culture provençale.
De par sa nature « populaire », une recette est liée à un territoire, un climat et des coutumes. Elle s’appuie sur des conventions maîtrisées par une population, il est donc difficile de la résumer en une succession d’étapes dans un livre de recettes. C’est le collectif qui la fait naître et perdurer. En tant que coutume, une recette se reçoit souvent pendant l’enfance, par l’observation, la pratique et le partage. Alex comme moi avons appris à faire l’aïoli en regardant nos parents et grands-parents préparer la sauce, il nous arrivait parfois d’être préposés à l’huile d’olive, puis un jour nous avons relayé une grand-mère un peu fatiguée de fouetter et enfin, après des années d’observation et de pratique, nous avons fait notre propre aïoli.  

Un aïoli à Makassar

Le lendemain matin, tôt, nous sommes allés au marché aux poissons pour acheter nos poissons et crustacés. Mirwan nous a emmenés au marché de Paotere. Il devait être 5h30 du matin lorsque nous sommes arrivés là-bas. Nous avons acheté plusieurs poissons que nous ne connaissions pas ainsi que de grosses crevettes grises.

Marché de Paotere © Lola Hen

Aïoli et outils

Un peu plus tard dans l’après-midi, nous sommes allés au supermarché pour acheter l’huile d’olive et l’ail. En arrivant à la maison, Alex et moi avons commencé la préparation de la sauce. Notre expérience, nous avait appris que l’aïoli n’était pas une science exacte et que certaines conditions pouvaient ralentir le processus.
Les étapes sont les suivantes : couper l’ail en petits morceaux, prendre un récipient creux et solide et y écraser l’ail.
En France, les outils nécessaires à cette pratique sont le mortier (un grand bol en bois ou en pierre), et le pilon, (un manche court et conique, le plus souvent en bois ou en pierre lui aussi). Le pilon, tenu verticalement, sert à broyer, écraser ou fouetter. En Indonésie, le mortier et le pilon existent également. Chaque mortier est fabriqué à la main à partir d’une pierre volcanique lourde et très granuleuse, ce qui permet d’écraser plus facilement les aliments. Cependant, leur forme n’est pas la même qu’en France et s’adapte aux habitudes culinaires indonésiennes. Le mortier ressemble à une assiette aux bords relevés, le pilon lui, est coudé et se tient horizontalement dans la main. Le bout de celui-ci sert à écraser les épices et à faire des pâtes à partir de gingembre, d’ail ou d’échalote frais (base de nombreuses recettes en Asie du Sud-Est).
Dans un premier temps, la position horizontale du pilon était plaisante et permettait d’acquérir une mixture homogène assez rapidement. Mais quand vint le moment d’incorporer l’œuf et l’huile d’olive, l’exercice se corsa. Nous avons dû retourner l’outil afin d’utiliser le manche pour mélanger, mais c’est alors que le problème de la profondeur du récipient s’est posé et nous avons été forcés de changer le mortier indonésien contre un récipient creux. La seule chose que nous avons pu trouver fut un bol en plastique. La suite de la recette consiste à mélanger l’œuf et l’ail de manière énergique et continue, puis à ajouter l’huile d’olive petit à petit. D’un point de vue chimique, mélanger l’huile permet de la diviser en une multitude de petites gouttelettes. L’ail et le jaune d’œuf libèrent des molécules qui enrobent ces particules d’huile et les empêchent de se rassembler. Plus l’huile est divisée en gouttelettes, plus la sauce est ferme.


Température, taux d'humidité… le climat dans la cuisine

Outre la question des outils, nous avons dû faire face à un autre problème : le climat humide. Lorsque nous sommes arrivés en Indonésie, nous étions en pleine saison des pluies. Pour mieux comprendre les enjeux de l’environnement, il faut d’abord s’intéresser aux réactions chimiques qui se produisent lors de la fabrication de l’aïoli. Le jaune d’œuf est essentiellement constitué d’eau. L’huile et l’eau ne sont pas miscibles, mais en les mélangeant, des gouttelettes d’huile peuvent rester en suspension dans l’eau. C’est ce que l’on appelle une émulsion. Lorsque l’on mélange l’huile et le jaune d’œuf, la majorité de l’huile est mélangée à l’eau. Les gouttelettes ne sont pas des sphères dures, elles peuvent être déformées ou même brisées par l’action du fouet. Plus le mélange est rapide, plus les gouttelettes se réorganisent en petites tailles. Cela augmente la compacité et la dureté de l’aïoli. Les fois où l’aïoli « tombe », c’est parce que trop d’huile a été ajoutée en une seule fois et que le niveau d’eau n’arrive plus à « enrober » les gouttelettes d’huile. Il est alors possible de sauver l’aïoli en ajoutant un peu d’eau pour recréer un équilibre et rendre l’émulsion stable. L’eau joue donc un rôle important dans la réussite de l’aïoli. Le fait que nous soyons dans une région humide et dans une période de fortes pluies a influencé la texture de notre sauce. L’humidité de l’air perturbait notre équilibre eau/huile en augmentant considérablement le volume d’eau, ce qui rendait la sauce extrêmement compacte. En réponse à ce phénomène, nous avons ajouté plus d’huile d’olive. L’équilibre était presque impossible à maintenir et nous avons dû répéter le processus trois fois avant de sentir le bon équilibre et d’obtenir un aïoli stable.

Aïoli © Lola Hen

"La pensée matérielle"

L’expérience que nous avons menée correspond à ce qu’Arthur Lochmann appelle « La pensée matérielle ». Dans son ouvrage La vie solide, la charpente comme éthique du faire, il décrit :

Les savoir-faire se caractérisent par le fait d’être intériorisés, incorporés. Ils comportent une dimension intuitive qui permet de reconnaître les traits saillants d’une situation et d’en dégager des règles d’action. On ne consulte pas une vidéo sur Youtube pour savoir comment faire passer une poutre de cinq mètres de longueur dans une cage d’escalier, il faut avoir acquis une intuition de l’espace. Elle seule nous permettra d’orienter la poutre pour utiliser au mieux les diagonales de l’espace, elle seule aura ancré en nous la perception continue des deux extrémités de la poutre. Pour autant, il ne s’agit pas d’une aptitude magique ou innée. Bien au contraire, cette intuition est une conquête intellectuelle. L’intuition se travaille. Et dans cette élaboration qui s’appelle l’expérience, la répétition des opérations joue un rôle décisif en permettant d’établir des liens cumulatifs entre les situations vécues et les solutions retenues. L’expérience consiste ainsi en un processus d’appropriation du vécu.

Arthur Lochmann, La vie solide, une éthique du faire, édition Payot, p.89
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Entretien

Lola Len s'intéresse à la figure du poissonnier/designer. 

Lors de la Biennale Internationale design 2022, avec son Atelier Zerma ("design pirate") elle a notamment proposé un marché aux poissons, céramiques contenant une autre spécialité provençale confectionnée par ses soins. 

Fish market © atelier zerma

Programme réalisé avec le soutien de l'Institut Français d'Indonésie et Institut Français Paris dans le cadre du projet Design Kolektif, 2022-2023.

par Coline VernayLola Hen


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